Introduction
L’été dernier, j’ai visité The Tech Interactive, un musée de la technologie axé sur l’innovation destiné aux enfants, situé au cœur de la Silicon Valley. Le musée—anciennement appelé « The Tech Museum of Innovation »—propose une célébration sans esprit critique de l’innovation technologique. Il s’inscrit dans une tendance sociale plus large visant à glorifier l’innovation.
Le terme « innovation » en est venu à évoquer la résolution de problèmes et le progrès technologique. Pourtant, il est essentiel de se demander ce que ce mot dissimule. Qui et quoi sont effacés lorsque nous célébrons l’innovation ? À qui profite cette célébration ? Dans cet essai, je m’appuie sur mes recherches pour explorer ces questions, en prenant pour exemple The Tech Interactive.
Le changement climatique et la bienveillance de l’innovation
L’une des choses qui m’a frappée lors de ma visite à The Tech Interactive, c’est la façon dont le musée traite une série de problèmes sociaux, politiques et économiques comme s’ils étaient uniquement techniques. Par exemple, il propose une exposition étendue, intitulée « Solve for Earth », consacrée à la durabilité et au changement climatique.
Le nom de l’exposition vient de l’instruction « résoudre pour x » dans une équation mathématique, ce qui laisse entendre qu’il suffirait d’appliquer la bonne logique et le bon ordre d’opérations pour résoudre le problème du changement climatique.
Ce cadrage détache le changement climatique de son contexte social, politique et économique — suggérant qu’il n’est pas nécessaire de transformer quoi que ce soit dans le monde en général. Pour résoudre les problèmes de la planète, il suffirait de disposer de la bonne technologie.
Dans une section de l’exposition présentant des vidéos sur les « technologies émergentes », un panneau déclare :
Solve for Earth célèbre les innovateurs qui explorent le potentiel de la technologie pour construire un avenir plus durable. [...] Leur motivation est de rendre le monde meilleur et en meilleure santé. Ces vidéos montrent que tout le monde peut devenir un innovateur.
La leçon ici, comme ailleurs dans le musée, est que les innovateurs sont mus par la bienveillance. Ils innovent pour le bien commun, afin de résoudre les problèmes de l’humanité. Les enfants sont encouragés à imiter les innovateurs, sans être amenés à se demander s’il pourrait y avoir des raisons de critiquer certaines innovations. Le musée, dans son ensemble, ne fait que de brèves allusions à l’idée que les technologies pourraient soulever des questions éthiques.
Intelligence artificielle : une solution innovante
Prenons un autre exemple : la façon dont The Tech Interactive présente « l’intelligence artificielle ». L’IA est intégrée dans une exposition consacrée aux innovations dans le domaine de la santé. Dans cette exposition, les visiteurs découvrent plusieurs panneaux, chacun proposant une solution technologique à un « besoin » spécifique en matière de soins de santé.
Dans la section consacrée à l’IA, les visiteurs apprennent que le « besoin » auquel l’intelligence artificielle répondra est le suivant :
Les mégadonnées, l’existence de maladies complexes et le manque de puissance cérébrale humaine représentent des défis pour le secteur de la santé. Les médecins peuvent avoir une connaissance encyclopédique de la santé humaine, mais ils ne sont pas des machines et ne peuvent pas être partout à la fois.
On remarque que l’exposition présente le problème de manière à faire de l’IA la solution évidente. À The Tech Interactive, le fait que les médecins soient humains et non des machines devient un problème. Par ailleurs, le véritable défi dans le domaine de la santé n’est pas le manque de médecins, d’infirmiers ou d’autres professionnels de santé. Le problème, c’est une « pénurie de puissance cérébrale humaine ». Formuler le problème ainsi rend la solution évidente : la puissance « cérébrale » des ordinateurs, alimentée par l’IA. Comme l’affirme l’exposition : « L’IA peut être l’assistant intelligent ultime pour les médecins ».
Une autre façon d’aborder un problème clé lié aux soins de santé consiste à dire qu’il n’y a pas assez de médecins ni d’infirmiers, en particulier dans les zones rurales et les communautés mal desservies. Si l’on formulait le problème ainsi, la solution impliquerait un investissement dans les infrastructures de santé. Il faudrait alors s’attaquer aux facteurs structurels, politiques et économiques qui entravent l’accès à des soins de qualité. La solution technologique fondée sur l’IA masque ces enjeux structurels. Cette célébration sans esprit critique de l’innovation ne se limite ni à ce musée, ni à la Silicon Valley.
La dépolitisation de l’innovation
Les responsables politiques, les médias et les acteurs économiques ont souvent tendance à présenter les innovations comme des solutions bienveillantes. Cette approche illustre une fonction plus large de l’idéologie de l’innovation : elle habitue le public à considérer les innovations comme fondamentalement bonnes et comme situées au-dessus ou en dehors du champ politique. Bien que les technologies aient indéniablement un rôle à jouer dans la lutte contre le changement climatique et d’autres problèmes sociaux, la manière dont le musée les présente dissimule le fait qu’elles sont étroitement liées aux enjeux politiques.
Si l’on considère la politique comme le terrain de la lutte autour des valeurs, alors la dépolitisation de l’innovation en fait une valeur qui ne saurait être remise en question. Lorsque l’innovation technologique est perçue comme la solution universelle, tous les problèmes sont redéfinis comme des problèmes techniques. Cela efface le fait que les problèmes profondément enracinés sont des problèmes politiques.
Par exemple, le discours de la solution technologique masque les racines politiques et économiques de la crise climatique, en laissant croire à tort qu’elle peut être résolue simplement grâce à la bonne technologie. Cette vision peut même aggraver la situation, en détournant l’attention et les ressources des véritables causes systémiques. L’idéologie de l’innovation sert à légitimer l’attribution de ressources à des entreprises technologiques qui prétendent que leur prochaine innovation réglera un problème majeur.
L’effacement du travail reproductif
Il y a autre chose qui disparaît lorsque l’on accorde une valeur excessive à l’innovation. Dans mes recherches, je soutiens que plus l’innovation est valorisée, plus le travail reproductif est dévalorisé. Le travail reproductif désigne le travail essentiel de soin et de soutien des communautés. Ce travail est en grande partie accompli par des femmes, et de manière disproportionnée par des femmes immigrées et racisées. Il englobe des activités comme le soin aux enfants, aux malades et aux personnes âgées.
Les acteurs publics et privés ont tendance à considérer l’innovation comme une affaire d’intérêt public. Dans cette optique, l’innovation doit être encouragée par la déréglementation et des financements publics, puisqu’elle produit un bien collectif. En revanche, la vision dominante du travail reproductif aux États-Unis est qu’il relève de la sphère domestique et privée. Par conséquent, il ne devrait pas être soutenu par des ressources publiques.
Ces deux phénomènes sont liés. La survalorisation de l’innovation a pour effet d’occulter l’importance du travail reproductif, ce qui contribue à le dévaloriser encore davantage. Alors que l’innovation est associée au progrès et à la masculinité, le travail reproductif est rattaché à la tradition et à la féminité. Comme les féministes le soutiennent depuis longtemps, le travail reproductif est le socle de la société et de l’économie. Pourtant, il est souvent dévalorisé et faiblement rémunéré. L’idée selon laquelle l’innovation serait le véritable moteur du bien-être social occulte la valeur sociale de la reproduction.
Reprenons l’exemple de The Tech Interactive, qui présente l’IA comme la solution à un besoin en matière de santé. Ce cadrage du problème passe sous silence le rôle essentiel des travailleuses du soin, comme les aides à domicile et les infirmières, qui soutiennent les personnes ayant des problèmes de santé. D’un autre point de vue, l’un des problèmes majeurs du système de santé aux États-Unis est le faible soutien public apporté à ces travailleuses du travail reproductif, ainsi qu’aux personnes dont elles s’occupent. Cet exemple montre comment l’exaltation des solutions technologiques masque l’importance d’un travail plus ordinaire, mais absolument indispensable : le travail reproductif.
Cacher l’accumulation de richesse des entreprises
Qui profite de cette manière de présenter l’innovation comme fondamentalement bénéfique et comme la solution à une multitude de problèmes ? Des indices apparaissent çà et là dans The Tech Interactive. Les expositions sont parsemées de petits panneaux qui mentionnent les différents financeurs, dont Lockheed Martin, l’entreprise de technologies médicales Abbott Laboratories, Nvidia et Ford Motor Company.
En quittant le musée, je suis passée par le « new venture hall ». J’y ai trouvé un panneau déclarant que la salle était “un hommage aux capital-risqueurs et aux banquiers d’investissement qui jouent un rôle essentiel dans la création et le développement de la Silicon Valley et qui soutiennent The Tech dans sa mission d’inspirer l’innovateur qui sommeille en chacun.”
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Comme ces financeurs le savent bien, le récit mis en avant dans The Tech Interactive a des conséquences concrètes. Il contribue à justifier les nombreux changements de politique aux États-Unis visant à soutenir les « innovateurs ». Cela revient souvent à utiliser des fonds publics pour subventionner l’accumulation de richesse privée. Les entreprises et les investisseurs ont largement profité de politiques — telles que la déréglementation et les baisses d’impôts — adoptées au nom de l’innovation. Cette obsession sociétale pour l’innovation alimente en réalité un problème politique majeur : la richesse et l’influence démesurées des investisseurs privés et des grandes entreprises, qui menacent la démocratie.
Parallèlement, le soutien matériel à la reproduction et aux personnes ayant besoin de soins a été encore plus réduit. Cela fait des décennies que cette tendance s’observe aux États-Unis, et la présente administration a poursuivi le démantèlement des programmes d’aide sociale. L’accroissement de la richesse des investisseurs et des entreprises va de pair avec la réduction du soutien social, au nom de l’austérité.
Conclusion
Il peut sembler étrange de critiquer l’importance accordée au bien commun dans l’éducation des enfants. Pourtant, ce qui rend l’idéologie de l’innovation si puissante, c’est justement la manière dont l’innovation a été symboliquement associée à l’intérêt général. The Tech Interactive présente la science et la technologie comme porteuses de valeurs universelles et incontestables, telles que la bienveillance et le bien commun. L’innovation devient synonyme de prospérité et de progrès. Cela contribue à masquer les effets négatifs de notre obsession collective pour l’innovation.
L’un de ces effets néfastes est la dévalorisation du travail reproductif. Il est donc essentiel de comprendre comment la montée en puissance de l’innovation est liée à la dévalorisation du travail reproductif. Défaire ce lien est indispensable pour construire un monde qui accorde plus de valeur à ce travail et aux personnes qui l’assument. Nous devons reconnaître le travail reproductif comme un pilier du bien commun et un fondement de nos communautés.