Un voyage dans les coulisses
Les cours supranationales des droits humains représentent le sommet de la responsabilité juridique mondiale. Leurs arrêts façonnent les politiques nationales, influencent l’opinion publique et définissent les limites de l’action étatique. Mais que cache le langage juridique soigné de ces décisions influentes ?
Le livre Human Rights Discourse dévoile une dimension moins explorée mais absolument cruciale : les pratiques linguistiques et procédurales qui construisent l’univers des droits humains, où le droit est envisagé comme « une pratique sociale discursive ».
Pour protéger les droits humains, il faut aussi préserver l’intégrité et l’inclusivité de la langue à travers laquelle ils sont revendiqués.
Le livre propose un voyage guidé à travers le cycle de vie d’une affaire de droits humains, principalement au sein de la Cour européenne des droits humains (CEDH), tout en établissant des comparaisons avec les Cours interaméricaine et africaine. En dévoilant les subtilités linguistiques qui sous-tendent les décisions juridiques, l’ouvrage montre que la langue n’est pas seulement un vecteur de justice, mais une force qui en façonne le sens et la portée.
Discours des droits humains
Né dans le contexte de l’après-Seconde Guerre mondiale, dans les années 1950, le discours des droits humains s’est développé de manière similaire mais distincte selon les contextes institutionnels et historiques. Les trois principales cours supranationales — la CEDH, la Cour interaméricaine (CIADH) et la Cour africaine (CAfDH) — forment chacune des communautés discursives distinctes.
Ce qui m’a frappée — et qui a nourri la création de ce livre — c’est que ces cours partagent les mêmes principes fondamentaux de protection des droits humains, mais que leurs architectures linguistiques et procédurales internes diffèrent profondément. Ces différences sont façonnées par les traditions juridiques, les contextes régionaux et le multilinguisme institutionnel.
Il serait réducteur de parler du discours des droits humains comme d’un tout homogène. Malgré une certaine osmose entre institutions, ce que l’on observe, c’est la coexistence de multiples discours des droits humains — chacun émergeant à travers des langues, des cultures professionnelles et des genres juridiques spécifiques : des formats textuels stables et formalisés, façonnés par des normes institutionnelles et des objectifs de communication. Ces genres sont produits par une pluralité d’acteurs — requérants, avocats, traducteurs, juges et personnels administratifs — qui apportent chacun leur voix au(x) discours évolutif(s) des droits humains.
Les institutions comme écosystèmes discursifs
Le droit est langage, comme l’ont si bien affirmé juristes et linguistes. Mais quelle langue fait le droit dans les cours de droits humains ? Chaque cour fonctionne selon son propre régime linguistique, allant d’un bilinguisme alternatif à la CEDH jusqu’à l’inclusion de « toute autre langue africaine » à la CAfDH, ce qui en fait potentiellement la cour la plus multilingue au monde. Fait intéressant : l’anglais s’est imposé comme fil conducteur, devenant de facto la lingua franca des droits humains à travers les institutions.
Mais l’anglais — langue fortement marquée par la tradition de common law — est-il vraiment adapté à ces juridictions hybrides ? Dans le chapitre 2, je propose une taxonomie provisoire du continuum terminologique et phraséologique des discours des droits humains, en examinant ses trois principales sources :
(1) des termes et expressions supranationaux issus des traités et conventions, ainsi que des « créations jurisprudentielles » élaborées par les communautés judiciaires ;
(2) des emprunts juridiques issus de contextes nationaux, intégrés par des interprétations autonomes qui peuvent varier d’une cour à l’autre, engendrant des compréhensions divergentes ; et
(3) des éléments ancrés dans des systèmes juridiques nationaux qui s’intègrent au discours des droits humains, conservant parfois leur langue d’origine au moyen de « couplets de traduction ».
La requête : la langue comme gardienne de l’accès à la justice ?
L’accès à la justice supranationale commence par la requête — un formulaire en apparence simple, mais qui détermine la recevabilité. À la CEDH, ces formulaires sont désormais rédigés en « langage clair », s’inscrivant dans une tendance plus large en faveur de la justice informationnelle.
Les arrêts de la CEDH sont sans doute les textes les plus scrutés, mais leur processus d’élaboration demeure opaque.
Ce concept privilégie la clarté, l’accessibilité et la démocratisation du langage juridique, ce qui est particulièrement crucial dans des contextes multilingues et multiculturels. Ce qui distingue la CEDH de ses cours sœurs en Afrique et en Amérique, c’est qu’elle permet aux requérant·es individuels de saisir directement la cour, ayant aboli en 1998 le système à deux niveaux — Commission puis Cour — encore en vigueur à la CAfDH et à la CIADH.
Quelle serait l’efficacité d’un droit de requête individuelle si les requérant·es — venant de 46 États membres du Conseil de l’Europe — devaient maîtriser l’anglais ou le français juridiques ? Pour rendre ce droit effectif, la CEDH permet le dépôt initial des requêtes dans les langues nationales. Ce point d’entrée multilingue est essentiel pour garantir un accès équitable, mais il confère aussi une responsabilité considérable aux juristes du greffe, dont le travail dans le traitement des requêtes reste souvent invisible, mais décisif.
La traduction comme transformation : Du national au supranational
Lorsqu’une requête dépasse le filtre initial à la CEDH, elle franchit un seuil invisible mais décisif : la phase de communication de l’affaire. Il ne s’agit pas simplement d’une étape procédurale : c’est une transformation à la fois de la forme et de la fonction.
L’affaire cesse d’être une plainte nationale, souvent rédigée dans la langue maternelle du requérant et parfois écrite par une personne non juriste, pour devenir une question juridique supranationale formulée dans l’une des langues officielles de la Cour — l’anglais ou le français.
À ce stade, la langue devient à la fois gardienne de l’accès et architecte du discours. La communication de l’affaire est rédigée par les juristes du greffe et est généralement bien plus concise que la requête initiale. Mais il ne s’agit pas simplement d’un travail de synthèse. Ce document constitue la première réinterprétation officielle (« entextualisation ») de la demande, filtrée à travers les normes linguistiques et juridiques d’une institution internationale. Et ici, la traduction n’est pas un acte neutre — elle est transformatrice.
Les juristes du greffe se trouvent en première ligne de cette transformation, devenant des coauteurs non crédités dans la construction de la jurisprudence en matière de droits humains, leurs choix interprétatifs ayant des répercussions jusqu’à l’arrêt final.
Le dialogue silencieux : Les observations écrites et la bataille des arguments
À côté du genre de la communication de l’affaire, l’« énergie noire » du discours des droits humains est constituée par les observations écrites. Représentant la seule opportunité pour les parties d’interagir directement avec la Cour sur les faits et le droit, ces textes demeurent « occlus » ou invisibles au public — pourtant, c’est là que les récits juridiques sont élaborés et contestés.
La langue n’est pas un simple vecteur passif, mais bien l’architecture même de la justice.
Dans le chapitre 6, j’explique comment les observations écrites combinent des structures formulaires à une créativité rhétorique, en particulier lorsque les parties non anglophones ou non francophones interagissent avec la Cour. Elles mobilisent souvent des arrêts antérieurs, s’appuyant sur des références intertextuelles et des discours rapportés pour renforcer leurs arguments ou contrer ceux de l’adversaire.
Les défis linguistiques sont exacerbés lorsque les parties recourent à la traduction automatique, ce qui entraîne souvent des problèmes de qualité notables. Cela révèle un problème systémique : bien que la traduction soit au cœur de la justice, sa qualité et sa supervision humaine ne sont pas toujours prioritaires.
Les arrêts : Une symphonie de voix ou une norme codifiée ?
Les arrêts de la CEDH sont sans doute les textes les plus analysés, mais leur processus de rédaction reste opaque. Le chapitre 7 offre un aperçu des coulisses à travers la description des pratiques de rédaction et de délibération. À l’aide d’un corpus de plus de 3 millions de mots, j’analyse des arrêts relatifs au droit à un procès équitable sur une période de 28 ans, révélant des schémas qui dépassent le simple raisonnement juridique.
Par exemple, l’usage récurrent d’expressions standard — ce que les linguistes appellent des « routines » — crée une forme de précédent linguistique. Ces routines permettent de stabiliser le discours, mais elles soulèvent aussi la question de la rigidité face à l’adaptabilité du droit des droits humains.
La conventionalisation interne du discours au sein de l’institution risque-t-elle d’accentuer les écarts entre les juridictions ? Ce type de question coexiste avec des réflexions sur le processus de rédaction interne, marqué par la négociation, le compromis et l’alignement linguistique entre juges aux parcours juridiques et linguistiques variés.
Opinions séparées : Quand les juges (expriment poliment ?) leur désaccord
Offrant un aperçu fascinant de la pluralité du raisonnement juridique, les opinions séparées sont rédigées par des juges souhaitant marquer leur distance, leur désaccord ou leur décalage avec l’avis majoritaire.

Curieusement, les opinions séparées font l’objet d’une catégorie spécifique dans les moteurs de recherche de la CAfDH et de la CIADH, mais pas à la CEDH. Je les conceptualise toutefois comme un genre à part entière, en raison de leurs objectifs communicatifs, positionnements, styles, structures, longueurs et régimes linguistiques distincts.
Après avoir classé ces opinions en types dissidents, concordants ou hybrides, j’observe une augmentation des opinions concordantes, ce qui soulève une question : la culture du désaccord est-elle peu à peu remplacée par une culture de la convergence ? Je m’attarde sur le ton employé — allant de la critique courtoise au sarcasme assumé — et propose un aperçu des schémas les plus fréquents.
Les normes de politesse dans le discours judiciaire ne sont pas homogènes ; elles semblent au contraire spécifiques à chaque culture. Le chapitre 8 a été rédigé dans une optique appliquée : sensibiliser à la pragmatique de la politesse dans la prose judiciaire supranationale, en réfléchissant à la dichotomie entre désaccord respectueux et irrespectueux, ce qui peut s’avérer utile dans les programmes de rédaction judiciaire.
Au-delà de la jurisprudence : Diffusion et vulgarisation
L’efficacité des cours supranationales repose souvent sur leur capacité à communiquer leurs décisions et à maintenir la confiance du public. Le chapitre 9 examine comment le savoir en matière de droits humains circule au-delà de la salle d’audience, en s’appuyant sur un usage stratégique du langage, de la traduction et des genres. L’(r)évolution du droit à l’ère numérique est intrinsèquement liée à l’accessibilité.
Mais dans quelle mesure le discours juridique est-il accessible au profane ? Et la jurisprudence supranationale, à une personne ne maîtrisant pas les langues officielles de la Cour ? Le chapitre retrace les dynamiques de diffusion des savoirs à la CEDH à travers une présentation historique des initiatives de traduction de jurisprudence ainsi que de la création du Service de presse, dont le rôle est central dans la construction de la compréhension et de la confiance du public envers la justice supranationale.
Les communiqués institutionnels, par exemple, sont rédigés de manière à équilibrer la précision juridique et la lisibilité. Le chapitre réinterprète la théorie de la noticiabilité en l’appliquant au domaine juridique afin de déterminer quels cas méritent d’être rendus publics. Ces pratiques soulèvent aussi une question : certaines parties de ce processus pourraient-elles être automatisées à l’avenir ? Si l’automatisation peut renforcer la cohérence, elle risque aussi d’affaiblir le jugement humain, essentiel à une communication efficace.
La langue comme architecture de la justice
Cette exploration du tissu linguistique et procédural des cours de droits humains mène à une prise de conscience forte : la langue n’est pas un simple vecteur, elle constitue l’architecture même de la justice. Chaque genre discursif, de la requête initiale au communiqué de presse, façonne le sens, la légitimité et l’impact du droit des droits humains.
Comprendre ce processus a des implications concrètes. Pour les professionnels du droit, cela éclaire la manière dont les arguments sont formulés et perçus. Pour les linguistes, cela met en évidence la complexité de la communication juridique dans des contextes multilingues. Pour les décideurs politiques, cela souligne la nécessité d’investir dans des traductions de qualité et un langage juridique clair. Et pour le grand public, cela montre que l’accessibilité à la justice commence non seulement avec les droits, mais avec les mots.
À mesure que les cours supranationales évoluent, la tension entre standardisation et flexibilité, entre multilinguisme et clarté, ne fera que s’accentuer. Mais ce livre le montre clairement : pour protéger les droits humains, il faut aussi protéger l’intégrité et l’inclusivité de la langue dans laquelle ces droits sont revendiqués.