Au-delà de la représentation : repenser les histoires et les politiques
Pour de nombreux spectateurs, le cinéma est une forme de divertissement payant destinée à se détendre ou à s’évader. Dans les milieux académiques, il est surtout défini comme un moyen de communication, de représentation ou comme un objet esthétique, en se focalisant sur le réalisateur, les vedettes ou la mise-en-scène.

Pourtant, en opposition à ces approches, je propose une autre possibilité : que le cinéma, à l’instar de la science, soit un mode d’enquête capable de produire du savoir—avec des conséquences importantes.
Pour moi, cette idée a germé dans la frustration. En 2011, je travaillais sur le documentaire War for Guam (2014), diffusé sur plus de 500 chaînes de télévision publique aux États-Unis. Le film présente des images d’archives rarement vues, des séquences contemporaines en style vérité et des témoignages de survivants.
Le film raconte comment la majorité des Chamorros, peuple autochtone de Guam, sont restés loyaux envers les États-Unis durant l’occupation japonaise brutale de la Seconde Guerre mondiale, pour ensuite subir de nouvelles pertes lorsque la Marine américaine s’est emparée d’une grande partie de leurs terres ancestrales en reprenant l’île.
Le défi était le suivant : le consensus académique soutenait que les Chamorros n’avaient pas résisté au contrôle politique de la Marine avant les années 1970, à l’époque des grands mouvements sociaux aux États-Unis. Pourtant, les nouvelles manières dont nous avons articulé les archives et autres matériaux—malgré le manque relatif d’images ou de documents montrant explicitement une résistance autochtone—ont suggéré que la contestation chamorro avait commencé bien plus tôt, dès que la Marine a posé le pied à Guam en juin 1898.
Reconnaissant que la justice exige une dimension politique, les artistes cherchent à produire un savoir qui remet explicitement en cause les rapports de pouvoir dominants.
En conséquence, nous sommes parvenus à une conclusion différente de celle de la plupart des historiens. Bien que la lutte chamorro des années 1970 ait été liée au Mouvement des droits civiques aux États-Unis et à d'autres mobilisations politiques, elle n’en était pas un prolongement. L’histoire politique des Chamorros était autonome et distincte. Ce savoir a permis une compréhension plus nuancée de la manière dont ces luttes passées ont influencé celles du présent, ouvrant de nouvelles perspectives pour la politique et le cinéma chamorros contemporains.
Le potentiel épistémique de l’art visuel : une brève histoire
La notion de « cinéma comme enquête » n’est pas nouvelle, même si son histoire, ses implications et sa pertinence actuelle restent largement invisibles. Depuis au moins deux siècles, chercheurs et artistes ont théorisé et pratiqué le cinéma et les arts visuels comme mode d’investigation. Prenons le travail du photographe Eadweard J. Muybridge (1830-1904), qui a utilisé des images animées pour combler les lacunes du savoir sur la « locomotion animale ». Dans une série de photographies prises en 1877, il a « figé » chaque phase du mouvement d’un cheval pour démontrer que les quatre sabots d’un cheval au galop quittent le sol simultanément.

Au cours du XXᵉ siècle, les artistes visuels se sont éloignés de la perspective positiviste de Muybridge, tout en continuant à théoriser sur la capacité de l’art à produire un savoir nouveau sur soi-même et sur le monde. Un exemple marquant est Les Demoiselles d’Avignon (1907), célèbre tableau de Pablo Picasso, condamné par beaucoup de ses contemporains comme « fou ou monstrueux » et souvent décrit par les critiques comme une « transition » entre les styles réaliste et cubiste.
S’inspirant du travail d’artistes tels que Paul Gauguin, Jean-Auguste-Dominique Ingres et Henri Matisse, ainsi que des esthétiques ibériques et africaines, Picasso a interrogé les relations entre la forme, la lumière et la couleur. Par ailleurs, bien que certaines de ses conclusions fassent toujours l’objet de controverses politiques, Picasso a exploré des questions plus larges.
Celles-ci incluaient les limites de la représentation réaliste européenne, la capacité d’un médium bidimensionnel à représenter le mouvement tridimensionnel, l’impact de l’autonomie croissante des femmes et la présence accrue de migrants africains, d’objets et de savoirs dans l’hégémonie européenne, en particulier masculine. Picasso lui-même était explicite quant à l’objectif et à la méthode de son travail : « Je ne fais jamais un tableau comme une œuvre d’art. C’est toujours une recherche. »
Montage, enquête et le monde : Le cinéma comme mode de production de savoir
L’affirmation de Picasso est en accord avec la manière dont les cinéastes ont conçu le cinéma comme un mode d’enquête depuis plus d’un siècle. Dans les années 1920, le réalisateur Sergueï Eisenstein qualifiait les cinéastes de “chercheurs” et définissait le “montage” ou le travail de l’image comme une pratique allant bien au-delà de l’assemblage de plans. Il concevait plutôt le montage comme une méthode artistique générale traversant de nombreuses formes d’art, particulièrement apte à traiter la “juxtaposition de deux faits, deux phénomènes, deux objets”, et à “activer” les spectateurs pour qu’ils adoptent le point de vue du réalisateur.
En s’appuyant sur Eisenstein, dans les années 1960, le réalisateur français Jean-Luc Godard a soutenu que le montage ne se limite pas à relier des objets ou à transmettre les intentions du réalisateur au public. Pour Godard, le montage est une méthode visant au moins deux objectifs fondamentaux.
- Le premier est de “découvrir le lien caché entre deux choses – images, idées, mots – que personne n’avait perçu auparavant.”
- Le second est de révéler les liens entre “le sujet et le monde, [et] du sujet avec les autres.”
Plus récemment, l’artiste et théoricienne Trinh T. Minh-ha a proposé que le cinéma en tant que recherche couvre plus d’aspects que le seul montage cinématographique ou d’images. Il doit aussi inclure le travail invisible de formation d’un public, ce qui est souvent plus difficile pour les femmes et les personnes racisées. Selon Minh-ha, “le film en soi est une forme de recherche, bien qu’il s’agisse d’une recherche présente à chaque étape de la réalisation et de la constitution d’un public : écrire, filmer, monter”, entre autres. Ainsi, le montage cinématographique devient une forme “d’assemblage”, reliant objets, images, machines et corps dans l’espace-temps.
Cinéma, émotions et les plateaux de la justice
Si l’art est perçu comme une forme de recherche capable de produire du savoir et de créer de nouveaux liens entre individus et communautés, cela soulève une question tout aussi centrale : « À quelles fins ? » De manière générale, artistes et théoriciens s’accordent à dire que l’art peut “émouvoir” les gens. Par exemple, le théoricien influent de l’éducation artistique Elliot Eisner soutenait que la tâche principale de l’art est de susciter l’émotion, ce qui peut encourager “l’empathie nécessaire à l’action”, tant sur le plan personnel que collectif.

Cependant, pour de nombreux artistes, favoriser l’empathie ne suffit pas. En reconnaissant que la justice exige une dimension politique, ils visent à produire un savoir qui remet explicitement en cause les rapports de pouvoir dominants. Selon les mots de Godard : “Il y a un plan avant, un autre après… On voit une personne riche et une pauvre, il y a un rapprochement, et on dit : ce n’est pas juste. La justice vient du rapprochement. Puis on pèse sur la balance. L’idée même du montage, c’est la balance de la justice.”

Un exemple puissant de la manière dont le montage invite les spectateurs à participer à la production de savoir dans un but de justice est l’art de Jean-Michel Basquiat (1960-1987).
Pratiquant principalement le montage dans l’espace bidimensionnel, Basquiat a constitué un dense corpus en recourant au collage, à la répétition, à l’improvisation, à la copie et à l’expérimentation des couleurs. Cet ensemble inédit a réinterprété et recontextualisé les mémoires et savoirs noirs, caribéens et autochtones pour remettre en question les épistémologies coloniales et rendre visible la justice.
La pratique de Basquiat est manifeste dans la peinture Created Equal (1984). Dans cette œuvre, il représente la tête d’un homme noir encadrée de chaînes, placée sous la phrase “WE HOLD THESE TRUTHS”, écrite trois fois. Il poursuit avec “1776” et la phrase barrée “ALL MEN ARE CREATED EQUAL.”
Both refer to the first line of the U.S. Constitution, which, despite stating that “We hold these truths to be self-evident, that all men are created equal,” excluded enslaved Africans who were legally considered property and continued to inflict harm on their descendants after emancipation. Through this montage, Basquiat prompts readers/viewers to consider alternative associations and disrupt knowledge that has become so naturalized that it is perceived as “empirical truths.”
Les limites du montage et l’urgence du cinéma en tant qu’enquête
La notion étendue de l’art comme enquête ne se limite pas à la juxtaposition d’images apparemment sans lien. Il s’agit d’un processus plus complexe qui permet aux spectateurs de reconceptualiser les relations entre idées et images, en particulier celles qui, comme l’a dit le cinéaste Raoul Peck, ont été “réduites au silence”. Le montage devient ainsi un véritable archive des luttes collectives passées et des possibles empêchés. Il produit également du savoir nouveau en inventant des formes, en activant la mémoire et en créant ou restaurant les liens entre des personnes et des lieux effacés, détruits ou déformés par les récits dominants figés dans les monuments, musées et autres formes visuelles.
Une histoire ne peut être véridique que si elle apporte un éclairage par la sélection et la spécificité.
Cependant, si les arts visuels peuvent, grâce au montage dans l’espace (artistes visuels) et au montage dans le temps (cinéastes), révéler, relier et reconfigurer, ils ont aussi leurs limites : tout ne peut être créé, trouvé ou connecté.
De plus, la nécessité d’associer des fragments implique intrinsèquement une perte qui peut rester ignorée ou non traitée. Comme le souligne le théoricien du cinéma Jacques Aumont, “Considéré froidement […] le montage n’est rien d’autre que la production répétée de ces traumatismes visuels et mentaux, nous montrant des événements séparés de leurs causes et conséquences.”
Par ailleurs, le montage ne peut montrer que ce qui peut être rendu visible. Or, tout le monde n’a pas accès au savoir-faire ni aux technologies de création d’images telles que la vidéo, la photographie ou la peinture. Même lorsque ces ressources sont disponibles, les institutions dominantes — juridiques, médiatiques et académiques — qui diffusent, analysent et conservent la pratique artistique ont souvent tendance à privilégier certaines perspectives, géographies et formes au détriment d’autres.
De plus, puisque la plupart des films et des textes visuels racontent des histoires, l’enquête artistique peut entraîner une forme de violence symbolique et politique. Si les récits permettent d’éclairer certaines formes de justice et de vérité, ils peuvent aussi en dissimuler ou en étouffer d’autres. Cela révèle une profonde contradiction narrative : une histoire ne peut être véridique que si elle éclaire par la sélection et la spécificité. Ainsi, le savoir ou la vérité produits par le cinéma sont provisoires et sujets à débat.
Pourtant, le concept de cinéma —et plus largement de l’art— comme mode d’enquête est peut-être aujourd’hui plus crucial que jamais. Il nous permet de comprendre que tout n’est pas visible ; ce que nous voyons est représenté de manière sélective, et bien des choses ont été omises. De plus, à une époque où un petit nombre d’institutions contrôlent le cinéma, le volume et la fragmentation des images rendent de plus en plus difficile l’établissement de liens entre elles.
Coda : la fouille décoloniale comme habitude
En d’autres termes, le concept du cinéma en tant qu’enquête rappelle ce que j’appelle la “fouille décoloniale” : une pratique consistant à interroger et à remettre en cause en permanence la colonialité et ses effets. Alors que pour Godard, fouiller signifie une disposition constante à la curiosité, la fouille décoloniale s’apparente davantage à la manière dont l’historien et théoricien afro-portoricain Arturo Alfonso Schomburg emploie le terme dans son essai classique “The Negro Digs Up His Past” (1925). Dans ce texte, Schomburg relie la connaissance de l’histoire noire à l’élargissement des possibles dans le présent_
Une illustration forte de ce concept est Nostalgie de la lumière (2010), de Patricio Guzmán. Dans ce film, Guzmán raconte les histoires parallèles d’astronomes qui étudient l’histoire de l’univers et de femmes chiliennes qui, munies de petites pelles, fouillent l’immense désert d’Atacama à la recherche des restes de leurs proches assassinés par l’armée chilienne sous la dictature de Pinochet, de 1973 à 1990. Le film met en lumière la manière dont les structures de pouvoir dominantes ont supprimé des savoirs enfouis, en dissimulant l’existence de certaines personnes ou communautés et en masquant des abus de pouvoir.
En fin de compte, aborder le cinéma comme une enquête suppose un engagement dans l’acte de fouiller, d’établir des liens et de participer à des démarches que nous ne pouvons ni entièrement comprendre ni totalement maîtriser. Comme toute pratique politique et artistique, le cinéma est toujours inachevé et implique des tentatives imparfaites où les cinéastes ne peuvent s’empêcher d’échouer. Pourtant, il arrive que l’on échoue magnifiquement, ne serait-ce qu’un instant — et cela seul mérite d’être partagé.
Cet article est une version abrégée de “Cinema as Inquiry: On Art, Knowledge, and Justice”, publié pour la première fois en 2023.