State-Building as Lawfare: Custom, Sharia, and State Law in Postwar Chechnya d’Egor Lazarev (Cambridge University Press, 2023), lauréat du Prix Wayne S. Vucinich 2024, propose une analyse approfondie de l’impact du pluralisme juridique sur les processus de construction de l’État en Tchétchénie. S’appuyant sur un vaste travail de terrain mené entre 2014 et 2016, Lazarev remet en question les récits dominants qui dépeignent la Tchétchénie soit comme un territoire anarchique, soit comme un bastion autoritaire monolithique sous le régime de Ramzan Kadyrov.
Lazarev introduit le concept de “guerre juridique” (lawfare) pour désigner l’utilisation stratégique des systèmes juridiques étatiques et non étatiques—le droit étatique russe, le droit coutumier tchétchène (adat) et la loi islamique (charia)—afin d’atteindre des objectifs politiques et sociaux.
Plutôt que de voir le pluralisme juridique comme un signe de faiblesse de l’État, Lazarev soutient qu’il constitue un outil délibérément employé par le gouvernement tchétchène et les communautés locales pour consolider le pouvoir, maintenir l’ordre social et négocier l’autorité. Cette approche redéfinit le pluralisme juridique comme une arène dynamique où l’État, les institutions religieuses et les normes coutumières s’entrecroisent et se confrontent.
Le livre est structuré en trois parties thématiques. La première section expose le cadre théorique, inscrivant le pluralisme juridique tchétchène dans des débats plus larges sur la souveraineté de l’État et l’ordre politique. Lazarev remet en question les modèles existants de construction de l’État, soulignant la nécessité de prendre en compte la manière dont les systèmes juridiques non étatiques participent à la formation de l’État, à la fois par le haut et par le bas.
La deuxième section du livre examine l’évolution historique des systèmes juridiques en Tchétchénie, depuis la période impériale et soviétique jusqu’à l’ère post-conflit. Lazarev met en lumière la manière dont les conflits armés ont bouleversé les hiérarchies sociales traditionnelles, en particulier les rôles de genre, donnant naissance à de nouvelles dynamiques juridiques. La montée des politiques néotraditionalistes sous Kadyrov, y compris la promotion de l’adat et de la charia aux côtés du droit étatique, illustre comment le régime instrumentalise le pluralisme juridique pour asseoir sa légitimité et son contrôle.
Dans la dernière section, Lazarev présente des études de cas fondées sur son travail de terrain et l’analyse des données judiciaires. Il examine comment les citoyens tchétchènes naviguent entre les différents systèmes juridiques, choisissant leurs recours en fonction de critères pragmatiques tels que l’accessibilité, la perception de l’équité et les réseaux sociaux. Notamment, Lazarev met en évidence les dimensions genrées du pluralisme juridique, montrant comment les femmes mobilisent le droit étatique pour contester les normes patriarcales lorsque les systèmes coutumier et religieux ne garantissent pas leurs droits.
State-Building as Lawfare constitue une contribution majeure à l’étude du pluralisme juridique et de la formation de l’État. La méthodologie rigoureuse de Lazarev et son analyse nuancée offrent un regard inédit sur les dynamiques de gouvernance en Tchétchénie. Cet ouvrage est indispensable pour les chercheurs en science politique, en droit et en études post-conflit, proposant un cadre analytique applicable à d’autres contextes où coexistent des systèmes juridiques étatiques et non étatiques. Pour ceux qui souhaitent approfondir leur compréhension du pluralisme juridique et de la construction de l’État en Tchétchénie, le livre est disponible ici.