L’empathie de groupe comme force politique
L’empathie est souvent perçue comme une vertu personnelle, mais que se passe-t-il lorsqu’elle agit à l’échelle de groupes sociaux entiers ? Seeing Us in Them, lauréat du Merze Tate – Elinor Ostrom Outstanding Book Award 2022, soutient que l’empathie envers les exogroupes—ceux situés en dehors de l’identité sociale immédiate—peut être une force transformatrice en politique.
À une époque où les idéologies ethnonationalistes et les politiques d’exclusion redéfinissent les sociétés démocratiques, ce livre démontre de manière convaincante que favoriser l’empathie entre groupes est non seulement possible, mais aussi porteur de conséquences politiques majeures. En s’appuyant sur une recherche empirique rigoureuse, il remet en question l’idée selon laquelle les frontières entre groupes sont immuables et que les attitudes politiques sont uniquement motivées par l’intérêt personnel.
Mesurer l’empathie de groupe : l’Indice d’Empathie de Groupe (GEI)
Au cœur de l’ouvrage se trouve l’Indice d’Empathie de Groupe (GEI), un outil conçu pour mesurer la capacité des individus à éprouver de l’empathie envers les exogroupes. Les auteurs distinguent l’empathie interpersonnelle, généralement dirigée vers la famille et les amis proches, de l’empathie de groupe, qui s’étend au-delà du cercle social immédiat.

Leur recherche montre que si l’empathie interpersonnelle est relativement universelle, l’empathie de groupe varie considérablement selon les individus et les groupes démographiques. De manière cruciale, elle est corrélée au soutien des politiques favorisant l’inclusion sociale et économique. Par exemple, aux États-Unis comme au Royaume-Uni, des niveaux élevés d’empathie de groupe sont associés à une plus grande opposition au profilage racial, à un soutien accru à l’immigration et à une plus grande volonté de redistribuer les ressources entre les groupes.
L’un des résultats les plus marquants du livre est que les communautés minoritaires affichent des niveaux d’empathie de groupe plus élevés que les groupes majoritaires. Les auteurs attribuent cela aux expériences vécues de discrimination et de marginalisation, qui développent la capacité à reconnaître et à répondre à la souffrance des autres.
Cette analyse remet en cause les récits dominants qui dépeignent les communautés marginalisées comme repliées sur elles-mêmes ou animées par des intérêts égoïstes ; au contraire, elle suggère que celles et ceux ayant subi des injustices systémiques sont souvent en première ligne pour défendre un changement social plus large. Le livre déconstruit également l’idée selon laquelle l’empathie envers les exogroupes ne serait qu’un simple reflet de l’idéologie politique ou du partisanisme. À travers des analyses statistiques rigoureuses, il démontre que l’empathie de groupe fonctionne indépendamment d’autres prédicteurs courants des attitudes politiques, tels que l’autoritarisme, l’orientation à la domination sociale et le ressentiment racial.
L’empathie de groupe et la politique d’inclusion vs. d’exclusion
Cependant, ce livre ne se limite pas à un exercice académique de mesure ; il s’attaque directement à certains des débats politiques les plus pressants de notre époque. Les auteurs examinent comment l’empathie de groupe influence les attitudes à l’égard de l’immigration, de la sécurité nationale et de la politique étrangère. Ils soulignent comment les dirigeants politiques—en particulier ceux porteurs d’agendas ethnonationalistes—répriment délibérément l’empathie envers les exogroupes en présentant les migrants, les réfugiés et les minorités raciales comme des menaces existentielles.
L’analyse des politiques de l’ère Trump est particulièrement éclairante, illustrant comment les appels à la sécurité nationale et à l’anxiété économique sont souvent utilisés pour étouffer les réponses empathiques. En parallèle, le livre apporte un contrepoint : des moments de forte visibilité, comme les images virales montrant la souffrance des migrants ou les violences policières contre les minorités raciales, peuvent activer l’empathie de groupe et mobiliser l’action politique.
Les implications de cet ouvrage dépassent le cadre académique. Il propose un cadre de réflexion aux décideurs politiques, aux militants et aux éducateurs souhaitant promouvoir un espace public plus inclusif et empathique. En démontrant que l’empathie de groupe peut être mesurée, étudiée et—surtout—renforcée, les auteurs offrent une feuille de route pour contrer la politique de division de l’ethnonationalisme.
Pour celles et ceux qui s’intéressent aux liens entre psychologie, politique et justice sociale, ce livre est une lecture essentielle. Il ne se contente pas d’approfondir notre compréhension de l’empathie de groupe ; il lance également un appel à l’action puissant : à une époque marquée par la polarisation et l’exclusion, encourager l’empathie entre groupes n’est pas seulement un impératif moral, c’est une nécessité politique. Le livre est disponible ici.