Alors que les répercussions de l’élection présidentielle de 2024 aux États-Unis se font sentir dans le monde entier, un Parti démocrate ébranlé tente de déterminer la meilleure manière de contrer l’attaque profonde de Donald Trump contre les principes fondamentaux de l’ordre constitutionnel américain : le droit à l’habeas corpus, la citoyenneté de naissance et la séparation des pouvoirs.
Pourtant, au-delà de la crise agitée qui entoure les éléments essentiels de la démocratie libérale, les maires des villes et leurs opposants se confrontent à un défi plus prosaïque : répondre aux besoins quotidiens d’une population accablée par une crise du coût de la vie endémique et des inquiétudes croissantes concernant la sécurité publique.
Dans ce contexte, il pourrait surprendre certains observateurs de voir New York, réputée « bleue » et considérée comme un bastion libéral, opérer un virage à droite. Les puissants courants conservateurs qui traversent la ville sont visibles tant à l’échelle nationale que locale.
Si le néolibéralisme a caractérisé l’approche économique de la ville, c’est le conservatisme qui a guidé sa politique en matière de sécurité.
Par ailleurs, lors de l’élection municipale de 2021, les New-Yorkais ont élu l’ancien policier Eric Adams pour succéder au progressiste Bill de Blasio. Cette année, la ville semble prête à se tourner vers l’ancien gouverneur déchu Andrew Cuomo, un caméléon politique qui a récemment déclaré : « La ville semble menaçante, hors de contrôle et en crise. »
Moreover, in the city’s 2021 mayoral election, New Yorkers elected former cop, Eric Adams to replace left-leaning Bill de Blasio. This year, it looks like it might turn to disgraced former governor, Andrew Cuomo, a political chameleon who recently claimed that “The city just feels threatening, out of control and in crisis.”
Les multiples ordres politiques de New York
Comme je le montre dans mon dernier ouvrage, Inequality, Crime, and Resistance in New York City, le récent virage politique à droite trouve ses racines dans des dynamiques historiques et locales profondes.
J’analyse les cinquante dernières années pour démontrer que le développement politique et économique de la ville ne reflète pas uniquement un libéralisme dominant — face auquel le soutien à Adams et Trump semblerait aberrant —, mais résulte de l’interaction de trois ordres politiques : le néolibéralisme, le conservatisme et l’égalitarisme.
Bien que l’influence relative de chaque ordre ait fluctué au fil du temps, les trois ont été présents tout au long de l’histoire récente de New York.
Dans ce cadre, je consacre chacun des trois chapitres principaux à des domaines clés dans lesquels chaque ordre politique a profondément influencé la politique municipale. Le néolibéralisme, par exemple, constitue la force dominante dans le domaine économique.
Parallèlement, les débats sur les notions de « crise urbaine », de drogues et de « loi et ordre » ont été largement tranchés selon des logiques conservatrices.
Mais malgré les réformes économiques néolibérales et la mise en place d’un État carcéral conservateur, l’ordre égalitaire new-yorkais s’est battu pour protéger l’intérêt public, résister à l’oppression étatique et promouvoir des alternatives progressistes.
Crise économique et émergence du néolibéralisme
L’histoire économique majeure commence avec la crise budgétaire de 1975, après laquelle le développement de New York a été guidé par un ordre néolibéral, incarné par l’imposition périodique de mesures d’austérité sous l’autorité d’un Conseil de contrôle financier d’urgence non élu, qui a réduit la taille et le champ d’action de l’administration municipale.
Le compromis néolibéral qui a soutenu l’économie de la ville a engendré plusieurs tendances marquantes : accroissement des inégalités de revenus, stagnation des salaires médians, taux de pauvreté obstinément élevés et gentrification.
Ainsi, bien loin d’obéir aux principes du libéralisme du New Deal, la politique économique néolibérale s’est imposée comme la norme après 1975.
Par ailleurs, les administrations municipales, de celle d’Ed Koch à celle de Michael Bloomberg — démocrates comme républicaines — ont adopté l’usage croissant des incitations fiscales pour stimuler le développement immobilier commercial et résidentiel, dans le but de transformer New York en ce que le maire Bloomberg appelait une « ville de luxe ».
En effet, c’est la générosité de l’État — sous forme d’allégements fiscaux — qui a soutenu l’ascension fulgurante de Trump dans les années 1980. Fasciné, le magazine Newsweek s’enthousiasmait : « Donald John Trump — promoteur immobilier, exploitant de casinos, prédateur d’entreprise et peut-être futur homme politique — est un symbole d’une époque. C’est l’homme au poing de Midas. »
Désordre, criminalité et conservatisme
Si le néolibéralisme a défini la politique économique de la ville, c’est le conservatisme qui a dominé sa politique sécuritaire. Dans les années 1960 et au début des années 1970, la criminalité violente, souvent liée au trafic de drogue, a connu une hausse continue, affectant des quartiers comme Harlem et le Lower East Side. Jusqu’aux années 1960, les approches privilégiées face au crime et à la toxicomanie étaient majoritairement libérales.
Ces problèmes étaient généralement perçus comme le résultat d’échecs structurels socio-économiques. Dans cette optique, il fallait s’attaquer aux causes profondes et proposer un traitement aux personnes dépendantes. Toutefois, face à la montée de la criminalité et à la désintégration sociale, les élites de droite et les travailleurs new-yorkais en quête de changement ont promu avec vigueur des analyses et des remèdes conservateurs.
Bien que les discours conservateurs sur la « culture de la pauvreté » aient souvent pris une tournure raciste et misogyne — comme le montrent les propos sur la « désintégration de la famille noire » et le mythe de la « reine des aides sociales » —, l’inquiétude face au désordre et à la criminalité a transcendé les clivages raciaux, tout comme le soutien aux politiques répressives.
Tandis que Giuliani mettait en avant la politique du « carreau cassé », axée sur les infractions affectant la « qualité de vie », Bloomberg a intensifié le recours au stop-and-frisk. En effet, même si la criminalité grave a fortement diminué, le nombre d’interpellations est passé de 160 851 en 2002 à 685 724 en 2011. Sous la mairie de Bloomberg, près de cinq millions de contrôles ont eu lieu, la grande majorité étant jugée inconstitutionnelle, notamment parce qu’ils ciblaient massivement les New-Yorkais noirs et latinos. Ainsi, parallèlement à la transformation économique dirigée par les élites néolibérales, les idées conservatrices ont dominé la politique policière, émergeant à la fois depuis la rue et depuis les think tanks, tels que le Manhattan Institute.
Un New York égalitaire
Bien que le néolibéralisme et le conservatisme aient façonné des aspects fondamentaux de l’évolution politique de New York depuis les années 1970, la gauche n’a pas été totalement vaincue.

De plus, les courants de gauche et les libéraux ont obtenu quelques succès électoraux et programmatiques sous la mairie de Bill de Blasio. Sous son administration, la ville a abandonné la politique sécuritaire de fermeté adoptée depuis des décennies, relevé les salaires du secteur public, gelé les loyers sociaux et instauré avec enthousiasme la maternelle universelle.
Par ailleurs, au-delà de l’administration de Blasio, une multitude de forces progressistes — issues à la fois du renouveau syndical et de l’organisation communautaire — ont plaidé en faveur de politiques économiques et sociales transformatrices. Ainsi, aux côtés des ordres néolibéral et conservateur, subsiste un ordre égalitaire qui défend les intérêts matériels de la classe ouvrière new-yorkaise.
Par ailleurs, au-delà de l’administration de Blasio, une multitude de forces progressistes — issues à la fois du renouveau syndical et des mouvements communautaires — ont milité pour des politiques économiques et sociales transformatrices. Ainsi, aux côtés des ordres néolibéral et conservateur, subsiste un ordre égalitaire qui défend les intérêts matériels de la classe ouvrière new-yorkaise.
Avec la perturbation sociale causée par la pandémie, et une hausse de la criminalité — bien que temporaire —, les ordres conservateur et néolibéral ont retrouvé leur élan. Les vieilles recettes d’austérité et de répression policière ont de nouveau été adoptées lorsque les électeurs ont élu Eric Adams, ancien policier du NYPD, sur la promesse de “faire preuve de fermeté” face à la criminalité.
Bien qu’ils viennent de milieux sociaux et économiques très différents, les similitudes entre Adams et Trump sont frappantes, au-delà de leur rapport douteux à la vérité et au droit. Ce qui ressort le plus est sans doute leur volonté de faire des « immigrés illégaux » des boucs émissaires, qu’ils accusent de la criminalité et du désordre — une stratégie qui leur a permis de séduire une partie importante de la classe ouvrière new-yorkaise, raciale et ethniquement diverse. Fin 2024, Adams a suggéré que les immigrés sans papiers ne devraient pas bénéficier des protections constitutionnelles, déclarant : « Les Américains ont certains droits. La Constitution est pour les Américains. »
En avril 2025, l’administration Adams a publié un décret exécutif annulant les protections de « ville sanctuaire », permettant à nouveau aux agents de l’ICE (Immigration and Customs Enforcement) d’accéder à la prison de Rikers Island, ce qui leur était interdit depuis 2014. Cette décision fait actuellement l’objet de recours en justice.
Une lecture historique du développement politique de la ville de New York révèle une trajectoire façonnée par l’interaction de trois ordres politiques : conservateur, néolibéral et égalitaire. Cette perspective remet en cause l’idée que New York serait fondamentalement une ville libérale. En réalité, elle est une combinaison de traditions politiques. L’équilibre entre ces forces déterminera quels intérêts seront protégés et lesquels seront négligés.