Cet essai examine la rhétorique et la politique des droits humains à travers une perspective féministe. Il examine les façons dont le stigmate de la vulnérabilité a été utilisé pour aliéner les femmes de leur humanité. Il détaille les stratégies qui ont transformé le sens de la vulnérabilité, passant d'un handicap à un signe de dignité. Cette transformation a impliqué la démystification de l’idéologie de l’individu autonome et la reconnaissance que, étant liés les uns aux autres, nous sommes moralement obligés de nous considérer comme les gardiens des vulnérabilités des autres.
Vivant à une époque que certains ont appelée l’Anthropocène, les questions de droits humains croisent de plus en plus celles des droits des espèces et de l’environnement, car notre exploitation de leurs vulnérabilités menace non seulement leur existence mais aussi la nôtre. Ce fait attire une nouvelle attention sur la notion de droits et sur ceux qui méritent de les obtenir. Désormais, il ne s'agit plus seulement de désamorcer la menace que nous représentons les uns pour les autres, mais d'atténuer les dégâts que nous avons infligés aux autres espèces et à la planète.
Assumer cette responsabilité à travers la rhétorique et la politique des droits est un projet double. Premièrement, il réoriente la question des droits humains pour aborder les manières dont des problèmes environnementaux tels que le changement climatique et la pollution impactent certaines communautés humaines plus que d'autres. Deuxièmement, il nous incite à affirmer notre humanité en validant la valeur des espèces non humaines avec lesquelles nous partageons la terre.
Le droit d’avoir des droits
Le langage des droits humains semble clair. Ils sont notre droit de naissance. L’histoire des droits humains raconte une histoire différente. Ici, être désigné comme humain n'est pas un droit de naissance, mais plutôt un privilège qui peut être accordé ou refusé. Oui, tous les êtres humains ont des droits humains, mais non, être né humain ne constitue pas une preuve suffisante de votre humanité. Selon l’époque et le lieu, certaines caractéristiques vous définiront comme humain, tandis que d'autres vous excluront.
Les auteurs de la Déclaration d'indépendance américaine ont déclaré que tous les hommes étaient créés égaux et également en droit de bénéficier des droits de l’homme. Leurs esclaves, désignés comme des biens, n’étaient, disait-on, pas assez humains pour avoir des droits.
De plus, lorsque ces auteurs parlaient des droits de l’homme, ils disaient exactement ce qu’ils pensaient. Les femmes, dépeintes comme dépourvues des caractéristiques définissant une personne comme pleinement humaine—autonomie, rationalité, invulnérabilité—n’étaient pas incluses parmi ceux qui avaient le droit d’avoir des droits.
L’histoire des luttes des Afro-Américains pour leur droit à être considérés comme pleinement humains est unique à l’histoire des États-Unis. L’histoire des revendications d’égalité des femmes traverse les frontières nationales. Elle affirme la promesse universelle du droit de tous les êtres humains à être considérés comme humains en critiquant les idéologies patriarcales de l’autonomie qui, dans leurs multiples itérations, partagent ce point : être né femme est dégradant. Définie comme le sexe faible, votre vulnérabilité sera exploitée.
Valider la vulnérabilité
Plutôt que de revendiquer leurs droits en affirmant qu’elles, comme les hommes, étaient autonomes et invulnérables, les femmes ont pris une autre voie. Elles ont comblé le fossé entre la promesse universelle et la politique exclusive des droits humains en transformant la vulnérabilité d’un stigmate qui les aliénait de leur humanité en la signature de l’intersubjectivité de la condition humaine.
Il n’y a rien d’abstrait dans cette affirmation de l’intersubjectivité. Elle souligne le fait que du début à la fin, nos vies sont entremêlées les unes aux autres, et, en tant que telles, vulnérables aux autres.
Nés prématurés, incapables de subvenir à nos besoins, notre survie dépend de la générosité de ceux qui nous élèvent. Cette dépendance perdure à l’âge adulte, alors que nous participons aux mondes historiques, sociaux et culturels qui nous soutiennent. Mûrir n'est pas une question d'autonomie, mais plutôt de devenir attentif à et de prendre la responsabilité de valider les vulnérabilités de nos vies entrelacées.
Les femmes, victimes du mythe de l’autonomie, ont utilisé les idées des droits humains pour le démentir. Elles ont commencé par exposer les façons dont les droits humains, une création des Lumières, étaient imbriqués avec une autre idée des Lumières : le dualisme esprit-corps. Là où la première idée affirmait l’égalité, la seconde la sapait.
Incarner les droits
Mary Wollstonecraft, l'une des premières défenseures des droits des femmes, a affronté cette bataille d’idées en transformant le dualisme esprit-corps d’un argument contre les droits des femmes en un argument en leur faveur. Elle a sapé l'idée selon laquelle les corps plus faibles des femmes les rendaient inférieures et inaptes aux droits de l'homme.
Elle a utilisé le dualisme esprit/âme de son époque pour soutenir que les caractéristiques du corps n’avaient aucune incidence sur le statut de l'âme. En tant qu'âmes, les femmes et les hommes ont été créés égaux. Refuser aux femmes leurs droits donnés par Dieu était une offense à la volonté et à la loi de Dieu !
Prise dans ce paradigme de son époque, Wollstonecraft ne pouvait pas soutenir que les agressions contre les corps des femmes constituaient une atteinte à leur humanité. Pour que l’intégrité corporelle devienne une question de dignité humaine, le dualisme esprit-corps devait être discrédité. Ici, les idées de la philosophie et de la science étaient cruciales.
À mesure que la philosophie (par exemple, la phénoménologie) et la science (par exemple, la neurologie) découvraient l’incarnation de la raison et les dimensions affectives de la cognition, le dualisme esprit-corps fut invalidé. Cette réévaluation de la relation entre le corps et l’âme/esprit a ouvert la voie à l’intégrité corporelle en tant que question de droits humains. Défendre ces droits a libéré le silence imposé à Wollstonecraft. Nous pourrions désormais dire que les attaques contre le corps sont des attaques contre notre humanité. Nous pourrions désexualiser les vulnérabilités de l’incarnation.
Déséxualiser la vulnérabilité
Tant que la vulnérabilité est sexualisée, les hommes, ou du moins certains hommes, peuvent prétendre qu’ils sont à l’abri des risques de l’interdépendance. Une fois que la vulnérabilité est déséxualisée, les hommes (privilégiés) doivent affronter le fait que, en tant qu’humains, ils sont, comme les femmes et d’autres groupes marginalisés, exposés à ces risques.
De plus, une fois que le corps est reconnu comme constitutif de notre humanité, la question du désir devient une question de droits humains. Ainsi, selon Drucilla Cornell, se voir refuser le droit à son propre désir, ou être utilisé pour satisfaire le désir d'un autre sans son consentement, est une violation de son droit humain à être traité avec dignité.
Cornell n’est pas la seule à citer le désir comme partie intégrante de notre humanité. Michael Yechiel reprend son affirmation du droit à notre désir comme une question clé des droits humains. Il soutient que protéger la dignité de notre sexualité est essentiel, car c'est en tant qu'êtres sexuels que nous découvrons les joies de l’intimité qui soutiennent nos vies personnelles et communautaires. Poursuivant cette réflexion, Jean-Luc Nancy estime que ces joies sont exclusivement humaines et humanisantes.
En réfléchissant aux façons dont cette attention portée au désir et à la sexualité ouvre de nouvelles voies dans les droits humains, je constate que ceux qui violent la dignité du désir d’autrui pour les utiliser à leurs propres fins—les violeurs, par exemple—sont des lâches. Fuyant les dangers de la vulnérabilité, ils sacrifient les joies de l’intimité pour la sécurité du pouvoir de dominer et d'exploiter.
Travailler ce nouveau terrain des droits humains déplace le droit à la poursuite du bonheur, cité dans la Déclaration d’indépendance américaine comme le troisième droit humain, à la première place. Cela nous rappelle que c’est en tant qu’êtres désirants que nous nous rapprochons les uns des autres et créons des relations significatives.
Bien qu’il ne rejette pas l’idée des droits culturels en soi, le droit à la poursuite du bonheur fournit des critères permettant de distinguer les normes culturelles qui peuvent être validées de celles qui ne le peuvent pas. Revendiquer le droit d’être libre de devenir l’objet du désir d’un autre sans notre consentement délégitime la sanctification des mariages forcés, des grossesses forcées, des avortements forcés, du viol et des abus sexuels. Cela pose les bases pour accuser les États et les entreprises qui tirent profit de la traite des êtres humains et du travail forcé de violations des droits humains.
Garantir et protéger les droits
À mesure que l'idée des droits a évolué, la question de qui/quoi et comment protéger les droits a également changé. Là où la Déclaration française, mettant en avant la politique des droits, a transféré le garant de ces droits de Dieu à l'État, les documents actuels, notant les façons dont les États ont utilisé le statut de citoyenneté pour priver les gens de leurs droits, le situent dans une reconnaissance internationale et mondiale de l'injustice.
Alors que les documents du XVIIIe siècle ont été écrits par et pour ceux qui pouvaient recourir à la violence pour garantir leurs droits, ces documents du XXe siècle ont été rédigés par ceux qui ont été témoins de la violence qui a transformé les êtres humains en fourrage pour les crématoires (la Déclaration universelle des droits de l’homme des Nations Unies, DUDH), ont souffert de la violence de l’apartheid (la Constitution sud-africaine) et ont vu la nécessité de donner une force juridique aux déclarations des droits humains (la Cour pénale internationale, CPI).
Aujourd’hui, la responsabilité de garantir les droits incombe au témoin. On ne suppose plus que ceux à qui le droit d’être reconnus comme humains est refusé peuvent parler pour eux-mêmes.
En nous demandant de témoigner de la souffrance des autres, ces documents ne se contentent pas de faire appel à des arguments pour défendre leur cause. Ils font appel à la voix de la conscience. Ils nous demandent de nous mettre à la place d’autrui, de ressentir leur sort comme s'il était le nôtre. Comme nous le verrons, ce devoir du témoin de parler pour ceux qui ne peuvent pas parler pour eux-mêmes prend un nouveau sens face aux crises actuelles du climat, de l’environnement et de l'extinction des espèces.
Droits et responsabilités à l’ère de l’Anthropocène
Vivant à l’ère de l’Anthropocène, une époque où nos actions déterminent le destin de la Terre et des vies humaines et non humaines, il n’est plus possible d’ignorer les façons dont notre avenir est lié au leur. Ayant décidé de voir nos responsabilités les uns envers les autres à travers le prisme des droits humains, il est temps d’étendre l'idée des droits au territoire interespèces.
En suivant l’exemple des femmes qui affirment la dignité de la vulnérabilité, de la différence et du désir, et guidés par l’appel de la DUDH à soulager la souffrance des plus vulnérables, nous pouvons commencer à élargir l’idée des droits humains pour inclure ceux qui ne nous ressemblent pas.
Ce changement exige de rejeter l’idée que les différences sont des marques de supériorité ou d’infériorité, et de reconnaître plutôt que les différences entre les espèces ne sont que des différences de type. À partir de là, nous pouvons commencer à formuler des concepts de droits des espèces et de droits de la Terre qui reflètent un profond respect pour ces différences.
Si l’Anthropocène met en lumière notre enchevêtrement avec d’autres formes de vie, les crises de l’Anthropocène—la dégradation environnementale, la pollution, la montée des eaux, par exemple—nous avertissent que ces crises imposent des coûts plus lourds pour les peuples marginalisés et les pays plus pauvres.
Elles exacerbent les vulnérabilités sociales, économiques et politiques qui existaient bien avant que nous devenions responsables de la vulnérabilité de la planète. Il ne s'agit donc pas de déterminer si les droits humains sont plus importants que d'autres formes de droits, mais de reconnaître que les droits humains et non humains s’influencent mutuellement. Cela signifie que les pratiques visant à assurer notre survie physique doivent également préserver notre existence en tant qu’espèce morale et humaine.
Recalibrer la boussole des droits
Recalibrer la boussole des droits en l’orientant vers une prise en compte des droits de la Terre et de ses espèces non humaines nécessite de transformer notre indifférence envers leur sort en une préoccupation pour eux.
Le récit de Sy Montgomery sur ses relations avec les pieuvres et les discussions d’Ed Yong sur les mondes sensoriels diversifiés d'autres espèces fournissent des outils pour ce faire. Ils nous montrent que des solutions pratiques sont compatibles avec les considérations relatives aux droits.
Ils fournissent un cadre pour créer des dialogues entre scientifiques, technocrates, experts en politiques et défenseurs des droits afin d'assurer que notre recherche de solutions efficaces au changement climatique et à l'extinction des espèces prenne en compte leur humanité.
À travers ces discussions, nous pouvons montrer que l'idée des droits des espèces n'est pas plus utopique que celle des droits humains. Les deux impliquent de répondre à la singularité de formes d’être distinctes avec le respect qui permet d’habiter un monde vivable.
Tout comme les femmes ont utilisé l’idée des droits pour protester contre leur dégradation, recalibrer la boussole des droits utilise cette idée pour transformer l’Anthropocène d’une ère de crise en une époque de justice.