Pourquoi l’illibéralisme explique les changements dans l’ordre social actuel

À propos de The Oxford Handbook of Illiberalism, dirigé par Marlene Laruelle et publié par Oxford University Press en 2025.

Marlene Laruelle
Marlene Laruelle
Research Professor of International Affairs and Political Science at The George Washington University. She is also Director of the Illiberalism Studies Program at GW and has...
Le Premier ministre hongrois Viktor Orbán, figure de proue du modèle de « démocratie illibérale », serre la main de Santiago Abascal, chef du parti espagnol Vox, connu pour son programme nationaliste, anti-immigration et culturellement illibéral (CC0).

Du populisme à l’illibéralisme : un changement dans l’approche analytique

Ces vingt dernières années, les recherches sur le populisme ont dominé le débat, mais elles cèdent désormais du terrain face à un nouveau concept qui semble mieux à même de saisir les transformations actuelles de notre société : celui d’illibéralisme. L’illibéralisme est apparu d’abord dans les études sur les transitions (on peut rappeler l’article célèbre de Fareed Zakaria « Illiberal Democracy » publié dans Foreign Affairs en 1997), ainsi que dans le domaine des études asiatiques, avec des travaux sur l’essor des valeurs est-asiatiques incarnées par Singapour.

Il s’est ensuite élargi pour englober le recul démocratique en Europe centrale, illustré par la Hongrie de Viktor Orbán, avant de toucher l’étude des démocraties occidentales bien établies et de leur érosion libérale dans les années 2010. Le passage d’un adjectif, « illibéral », à un nom, « illibéralisme », traduit à la fois l’approfondissement intellectuel du malaise face à l’ordre social actuel et, simultanément, une meilleure conceptualisation de ce phénomène dans les travaux académiques.

Le programme de recherche sur l’illibéralisme est aussi vaste que nos sociétés en transformation, qui s’éloignent de l’ordre politique établi après la Seconde Guerre mondiale.

Le concept d’illibéralisme constitue en effet un bien meilleur outil descriptif que celui de populisme, car il affirme que nous avons largement dépassé le stade d’un simple malaise protestataire : une partie de nos citoyens est désormais prête à expérimenter d’autres ordres sociaux. L’imaginaire politique collectif s’est rouvert, et le libéralisme n’est plus le modèle normatif évident ni consensuel. Ce qui est en jeu ici, ce n’est donc pas seulement la domination d’un style de communication et d’une approche politique comme le populisme, ni une catégorie de régime comme l’autoritarisme, mais bien une idéologie sociopolitique dans son ensemble.

Définir l’illibéralisme : caractéristiques fondamentales et bases conceptuelles

Je définis l’illibéralisme (voir mes écrits antérieurs à ce sujet ici et ici) comme nécessitant deux composantes : (1) une critique du libéralisme, en tant que philosophie ou pratique, accompagnée d’une expérience préalable du libéralisme avant de s’y opposer, et (2) la promotion d’un projet politique alternatif fondé sur cinq critères :

  • a) une croyance en la primauté du pouvoir exécutif et du majoritarisme par rapport aux freins institutionnels et aux droits des minorités,
  • b) une défense de la souveraineté de l’État-nation face aux institutions supranationales et au droit international,
  • c) un appel à une politique étrangère réaliste et transactionnelle dans un monde multipolaire, fondée sur une interprétation civilisationnelle
  • d) la défense de l’homogénéité culturelle de la nation face au multiculturalisme, et
  • e) une exigence de respect et de préservation des hiérarchies et des valeurs traditionnelles face à celles du progressisme de gauche.

Pour refléter à la fois la complexité et la diversité des expériences illibérales, cette définition repose sur trois hypothèses majeures.

  • Premièrement, elle ne considère pas l’illibéralisme comme l’opposé du libéralisme, mais comme faisant partie d’un continuum dans lequel on s’éloigne progressivement des normes libérales.
  • Deuxièmement, elle affirme que l’illibéralisme n’est pas extérieur au libéralisme, mais en est un sous-produit. Cela signifie que, selon le contexte, l’offre politique illibérale peut s’appuyer sur certaines formes de libéralisme, en particulier le libéralisme économique et le néolibéralisme (voir l’étude de Raphaël Demias-Morisset sur ces liens), et peut revendiquer une filiation au sein même de la généalogie libérale, par exemple en affirmant représenter la forme authentique du libéralisme face à une idéologie progressiste ou woke pervertie.
  • Troisièmement, elle soutient que l’illibéralisme est sensible au contexte : il prend des formes différentes selon le temps et l’espace, s’adapte aux cultures politiques nationales et peut s’exprimer de manière modérée ou radicale.

Le paysage mondial de l’illibéralisme

Contrastes entre l’illibéralisme aux États‑Unis et en Europe

Un bon exemple de cette sensibilité au contexte a été le fossé entre les expériences illibérales aux États‑Unis et en Europe. La deuxième administration Trump a été bien plus radicale dans ses déclarations, la vitesse de sa déconstruction des institutions libérales et sa vision de la scène internationale que toutes les versions européennes de l’illibéralisme.

Même les régimes illibéraux les plus implantés, tels que ceux de Vladimir Poutine en Russie, Recep Tayyip Erdoğan en Turquie, Viktor Orbán en Hongrie ou Aleksandar Vučić en Serbie, ont mis des années à démanteler les institutions et valeurs libérales. Giorgia Meloni en Italie a agi de manière beaucoup plus douce, en restant dans le cadre juridique et culturel de l’UE.

De plus, le radicalisme du « Trump II » de l’illibéralisme a pris par surprise ses homologues européens illibéraux et les a forcés à s’éloigner de Washington ou, au minimum, à rester silencieux ou discrets quant à leur relation avec Trump afin de rester en phase avec l’opinion publique de leur propre pays.

Fragmentation entre Nord, Est et Sud

Cela signifie que même lorsqu’il existe une vision commune de l’ordre social selon les lignes définies ci‑dessus, les réalités géopolitiques et sociologiques des bases illibérales de chaque pays peuvent ne pas permettre de synergies profondes entre elles.

La façon dont nous supposons que le libéralisme est le meilleur et évident ordre normatif peut masquer le continuum entre les pratiques politiques libérales et illibérales.

On observe la même chose dans le cas du rapprochement russo‑américain du début de 2025 : même si Donald Trump et Vladimir Poutine partagent des valeurs illibérales similaires et sont tous deux favorable au réengagement, cela reste insuffisant pour élaborer un langage commun permettant un cessez-le-feu facile en Ukraine.Un autre élément clé de cet aspect contextuel a été la disparité entre les projets illibéraux dans ce qu’on appelle le Nord Global et le Sud Global.

 Dans le Sud Global, l’offre d’illibéralisme est profondément enracinée dans l’idée que le libéralisme et le colonialisme ont été deux faces d’une même pièce, et que l’illibéralisme constitue un moyen de se décoloniser des pressions normatives occidentales (c’est-à-dire libérales) et/ou de la domination géopolitique occidentale.

Bien que la définition de l’illibéralisme proposée ici tente de saisir à la fois les similitudes et les différences, les projets illibéraux peuvent combiner plusieurs visions de ce à quoi devrait ressembler un futur non libéral ou post‑libéral.

Les modèles européens d’illibéralisme se rapprochent les uns des autres, avec des nuances dans leur conservatisme moral (pour ou contre l’avortement, opposés ou non au mariage entre personnes de même sexe, etc.), le nationalisme (tous veulent moins de migrants, mais certains préconisent des politiques d’assimilation tandis que d’autres incitent publiquement à la « remigration » et à la haine de certaines minorités clairement identifiables), les transformations institutionnelles (les versions d’Europe occidentale sont plus fidèles aux institutions libérales classiques que celles d’Europe centrale), et les politiques économiques (du néolibéralisme au libéralisme économique classique jusqu’à des politiques plus orientées vers le bien-être).

À l’intérieur du trumpisme : visions concurrentes de l’illibéralisme américain

Le cas américain apparaît beaucoup plus diversifié, avec plusieurs courants se cristallisant autour de Trump, mais avec néanmoins de fortes tensions internes. On peut identifier quatre grandes écoles de pensée : les républicains de l’establishment traditionnel qui ont finalement rejoint Trump par opportunisme et ont tenté de l’orienter vers une présidence classique de type reaganien, et trois courants nouveaux directement liés à l’essor de Trump.

The-Oxford-Handbook-of-Illiberalism

Le premier courant est celui des soi-disant intellectuels post-libéraux (Adrian Vermeule, Patrick Deneen, Sohrab Ahmari, etc.). Ils sont souvent catholiques ; ils prônent une société conservatrice, religieuse et non consumériste, rejetant ce qu’ils interprètent comme un nihilisme moral. Ils se concentrent sur le bien‑être collectif, non individuel, fondé sur de petites communautés fermées. Ce groupe inclut des figures intellectuelles qui s’étaient déjà rallier à Trump en 2016 (comme celles liées à la Claremont Review of Books), ainsi que d’autres plus critiques à son égard pendant sa première présidence, mais qui se sont ensuite ralliés à lui lors de sa deuxième campagne.

Un deuxième courant, celui de la droite nationaliste révolutionnaire incarnée par le stratège politique Steve Bannon, croit en une nation blanche américaine composée de citoyens religieux de la classe ouvrière. Ce courant est directement lié à des mouvements d’extrême droite comme l’alt-right, le suprémacisme blanc et les mouvements de milices, qui sont ouvertement enclins à la violence.

Le troisième courant, celui de la droite technologique, avec Peter Thiel et Elon Musk parmi ses figures les plus éminentes, propose une dystopie libertaire dans laquelle une élite choisie d’hommes riches pourra vivre dans une réalité technologiquement augmentée, voyager dans l’espace, se reproduire à une échelle quasi-industrielle et laisser le reste de l’humanité dépérir sur une planète polluée et surpeuplée.

Il y a peu de chose en commun entre un projet centré sur une réhabilitation chrétienne de l’ontologie humaine et un projet qui croit que l’IA remplacera facilement la majorité des êtres humains. Pourtant, certains, comme Patrick Deneen, ont tenté d’affirmer qu’il existe une symbiose, et non une contradiction, entre ces deux courants. Mais le fait que le vice-président américain J. D. Vance, adepte des deux, personnifie cette symbiose, ne résout pas leurs contradictions philosophiques. Il reste aussi à voir comment la fin explosive de la “bromance” Trump‑Musk pourrait influencer la place de ce troisième courant dans le mélange global du trumpisme.

Approches interdisciplinaires pour l’étude de l’illibéralisme

Avec cette définition de l’illibéralisme, on peut travailler à partir de différentes perspectives en sciences sociales. La science politique permet de relier les valeurs et aspirations illibérales aux types de régime. L’illibéralisme présente des affinités idéologiques avec l’autoritarisme, mais il ne se confond pas avec lui et peut être mis en œuvre, et en partie expérimenté, dans un cadre démocratique.

La philosophie politique nous pousse à repenser la multiplicité des libéralismes et leurs contradictions et tensions internes : les formes antérieures de libéralisme ont historiquement coexisté avec le colonialisme, l’esclavage et l’eugénisme, et ce n’est que plus récemment que le libéralisme dominant est devenu progressiste sous la pression de la gauche.

Les études juridiques analysent comment les dirigeants illibéraux apprennent à parler le langage constitutionnel libéral pour transformer nos institutions et les mettre au service de leur cause. La sociologie explore les raisons systémiques, du côté de l’offre, derrière l’ascension des leaders illibéraux : peur du déclassement, insécurité socioéconomique et professionnelle, mutations culturelles rapides, écosystèmes médiatiques polarisant les débats sur le bien commun, individualisme extrême réduisant notre socle de valeurs partagées, etc.

 Enfin, les études culturelles nous montrent que les individus construisent leur vision idéologique du monde à travers leur vécu quotidien, leur éducation familiale, leur attachement au territoire et les produits culturels qu’ils consomment, ce qui signifie que l’attrait pour les valeurs illibérales se manifeste aussi à la base, à travers des récits qui ne relèvent pas directement de la politique.

Études sur l’illibéralisme et avenir de la recherche démocratique

Le programme de recherche sur l’illibéralisme est aussi vaste que nos sociétés en transformation, qui s’éloignent de l’ordre politique établi après la Seconde Guerre mondiale. Il faut prendre en compte le rôle crucial que joue la recherche académique dans sa contribution aux débats publics.

La manière dont nous nommons les forces illibérales peut nous amener à blanchir des projets politiques fondés sur des valeurs antidémocratiques et racistes ; inversement, considérer le libéralisme comme l’ordre normatif évident façonne aussi l’espace public et peut dissimuler le continuum entre les pratiques politiques libérales et illibérales.

Par ailleurs, les chercheurs doivent travailler dans des conditions de terrain de plus en plus difficiles, y compris au sein des démocraties libérales, et les établissements d’enseignement supérieur sont confrontés à des pressions politiques et néolibérales à l’échelle mondiale. Tous ces enchevêtrements font du champ des études sur l’illibéralisme un prisme central de l’évolution de nos sociétés. Consultez le Programme d’études sur l’illibéralisme de la George Washington University pour en savoir plus sur ces questions essentielles de notre époque.

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Professeure de recherche en affaires internationales et en science politique à la George Washington University. Elle est également directrice du Programme d’études sur l’illibéralisme à GW et a récemment dirigé l’édition de l’Oxford Handbook of Illiberalism (2025).