Un virage à gauche est-il bon ou mauvais pour le multiculturalisme ?

À propos du livre Multiculturalism on the Mend? The Political Left and Ethnic Minorities in Liberal Democracies, dirigé par Arjun Tremblay et Paul May, publié par Palgrave Macmillan en 2024.

Arjun TremblayPaul May
Monument au multiculturalisme de Francesco Perilli (1985), situé à Toronto, Canada. Photo de Shaun Merritt.

Introduction

Notre livre – Multiculturalism on the Mend? The Political Left and Ethnic Minorities in Liberal Democracies – explore l’impact des récents virages à gauche des gouvernements de huit démocraties du Nord global sur le multiculturalisme, un projet politique traditionnellement associé aux idéologies de gauche et aux gouvernements progressistes.

Le but du livre est de voir si le multiculturalisme est en train de se "renforcer" dans un environnement idéologique de plus en plus complexe ou si les victoires de la droite politique dans les années 2000-2010, la montée du populisme, la pandémie de COVID-19, la fermeture des frontières et l’évolution des dynamiques de mobilisation des minorités ont irréversiblement modifié le cours des affaires multiculturelles.

Qu’est-ce que le multiculturalisme ?

Tout livre traitant du multiculturalisme se heurte immédiatement à la tâche de définir un concept qui est, de toute évidence, complexe et insaisissable.

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À la télévision et sur internet, les analystes et commentateurs politiques ont tendance à utiliser le terme multiculturalisme comme un raccourci pour désigner une idéologie favorable à la diversité et à l’immigration. De plus en plus, ils dépeignent le multiculturalisme comme une menace pour la survie de la civilisation occidentale.

À l’inverse, les universitaires et chercheurs ont tendance à employer le terme multiculturalisme pour désigner un modèle distinct d’intégration des immigrés (qui diffère radicalement de l’assimilation), une politique de diversité au sens large ou un type particulier de politique publique.

Étant donné la difficulté d’aboutir à un consensus sur ce qu’est le multiculturalisme, notre livre adopte une définition en quatre volets conçue pour la comparaison transnationale. Nous utilisons cette approche novatrice pour améliorer la comparabilité des cas à l’échelle internationale et mettre en lumière des trajectoires multiculturelles complexes (et potentiellement contradictoires) à la fois entre et au sein des pays.

  • Tout d’abord, chacune des études de cas du livre explore le multiculturalisme comme un type de politique publique impliquant soit la reconnaissance publique, soit l’accommodement culturel, religieux et linguistique, soit les deux, des minorités immigrées (c’est-à-dire ethniques). Cette partie de la définition s’appuie sur les travaux novateurs de Will Kymlicka et Keith Banting sur l’Indice des politiques de multiculturalisme (voir https://www.queensu.ca/mcp/).
  • Un deuxième volet de la définition repose sur des travaux qui considèrent le multiculturalisme comme un type de discours public. Le discours multiculturel varie d’un pays à l’autre, mais il met en avant certains thèmes communs. Plus précisément, le discours multiculturaliste tend à promouvoir l’idée que les sociétés sont composées d’une majorité privilégiée et de minorités défavorisées, et souligne fréquemment qu’il revient à l’État de corriger les déséquilibres de pouvoir et d’assurer la participation des minorités aux sphères économique, politique et sociale.
  • Nous fondons le troisième volet de la définition sur des recherches qui emploient le terme multiculturalisme pour décrire un changement démographique résultant de l’immigration du Sud global vers le Nord global.
  • Le quatrième volet de la définition découle des études de cas elles-mêmes. Certains contributeurs du livre considèrent le multiculturalisme comme un ensemble de lois et réglementations libérales (non restrictives) sur l’acquisition de la citoyenneté et de la résidence permanente, la demande d’asile et l’accueil des réfugiés.

De l’analyse normative à l’empirique

Notre livre adopte cette définition en quatre volets dans le cadre d’un débat académique évolutif sur le multiculturalisme. Ce débat portait autrefois sur la valeur normative du multiculturalisme dans la correction des déficits démocratiques des démocraties libérales.

Three women wearing full-length blue veils walk in a barren landscape near a body of water, illustrating the debate on religious symbols in public spaces and multiculturalism.
La présence de symboles religieux dans l’espace public a suscité des débats sur l’équilibre entre les libertés individuelles et les principes de laïcité, révélant les tensions inhérentes aux sociétés multiculturelles. Photo de Stephane Legrand.

Les défenseurs du multiculturalisme soutenaient que les démocraties libérales devaient soit reconnaître publiquement et accommoder les identités culturelles des minorités dans le processus d’intégration des immigrés, soit accorder des droits spéciaux de représentation et d’autonomie gouvernementale aux minorités nationales et aux peuples autochtones que l’État avait, à un moment donné, incorporés de force.

Certains observateurs affirment que le multiculturalisme est aujourd’hui en "recul", tandis que d’autres soutiennent qu’il persiste et pourrait même être en expansion. 

Bien que plusieurs théoriciens politiques et philosophes de renom aient défendu le multiculturalisme comme un instrument permettant de rendre les démocraties plus justes et équitables, d’autres n’étaient pas d’accord sur la nécessité d’abandonner les modèles assimilationnistes.

Bien que le débat normatif se poursuive encore aujourd’hui, le multiculturalisme fait désormais aussi l’objet d’une analyse empirique. La discussion empirique émergente sur le multiculturalisme comporte deux grandes dimensions.

Dans l’une de ces dimensions, les chercheurs ont reconsidéré le multiculturalisme comme une variable indépendante (c’est-à-dire une cause) et ont commencé à examiner son impact sur des questions telles que la redistribution économique, l’intégration des immigrés, les conflits et la cohésion sociale. Dans une autre dimension, les chercheurs ont conceptualisé le multiculturalisme comme une variable dépendante (c’est-à-dire un effet).

La conceptualisation plus récente du multiculturalisme comme variable dépendante a donné lieu à deux axes de recherche majeurs. L’un d’eux vise à décrire avec précision la situation actuelle du multiculturalisme en tant que phénomène sociopolitique mondial. Il n’existe pas encore de consensus sur son évolution : certains observateurs affirment que le multiculturalisme est en "recul", tandis que d’autres estiment qu’il persiste et pourrait même être en expansion.

L’autre axe de recherche vise à identifier les raisons du recul ou de la persistance du multiculturalisme. Certes, la recherche empirique sur le multiculturalisme en est encore à ses débuts, mais les explications déjà avancées incluent l’opinion publique, la conception et l’efficacité des politiques, ainsi que l’expérience des pays en matière d’immigration et de politique de la diversité.

Virements à gauche et multiculturalisme

Notre livre apporte une contribution spécifique au débat empirique sur le multiculturalisme et à ses deux axes de recherche. Il le fait en examinant l’impact des virages à gauche des gouvernements sur le multiculturalisme en tant que politique publique, discours, tendances démographiques et législations sur l’immigration et l’asile.

Multiculturalism: Indigenous individuals in traditional attire perform a dance and play music during a National Aboriginal Day celebration at the Old Port of Montreal, a historic meeting place between Indigenous peoples and Europeans.
Des autochtones en tenue traditionnelle dansent et jouent de la musique lors de la célébration de la Journée nationale des peuples autochtones au Vieux-Port de Montréal. Photo de Dennis Jarvis (CC BY-SA).

Pour être clair : un "virage à gauche du gouvernement" signifie simplement que, dans chacun des cas étudiés dans le livre, il existe des preuves que les positions idéologiques des nouveaux dirigeants élus, des législateurs, des partis politiques et des coalitions au pouvoir se situent plus à gauche sur l’échiquier idéologique que celles du gouvernement sortant.

Notre livre examine quatre types de virages à gauche des gouvernements qui ont eu lieu dans huit pays sur une période de dix ans (2014-2024).

  • Un premier type de virage à gauche examiné dans le livre est la formation d’un gouvernement de coalition dirigé par la gauche après une longue période de gouvernance de centre-droit. Ce type de changement s’est produit en Suède en 2014, en Nouvelle-Zélande en 2017 et en Allemagne en 2021.
  • Un deuxième type de virage à gauche se produit lorsque la droite politique subit une défaite électorale et qu’un gouvernement de centre-gauche (ou moins à droite) la remplace. Ce type de changement s’est produit au Canada en 2015, aux États-Unis en 2020, en Australie en 2022 et au Royaume-Uni en 2024.
  • Un troisième type de virage à gauche résulte de l’augmentation, par un ou plusieurs partis politiques de gauche minoritaires, de leur part du vote populaire ou de leur représentation au sein du pouvoir législatif, ou des deux. Ce type de changement s’est produit en Suisse en 2019.
  • Un quatrième type de virage à gauche se produit lorsqu’un parti de gauche au pouvoir accroît son influence au sein de l’assemblée législative. Ce type de changement s’est produit en Nouvelle-Zélande en 2020, lorsque le Parti travailliste dirigé par Jacinda Ardern a formé un gouvernement majoritaire à parti unique (et s’est détaché de sa coalition avec New Zealand First).

Pourquoi se concentrer sur les virages à gauche ?

L’accent mis par notre livre sur les virages à gauche des gouvernements sert les objectifs empiriques de l’étude du multiculturalisme de deux manières.

Des manifestants lors d’une marche de l’English Defence League (EDL) tiennent une bannière arborant la croix de Saint-Georges avec l’inscription "Né en Angleterre, Vis en Angleterre, Meurs en Angleterre", reflétant leur opposition au multiculturalisme au Royaume-Uni.
Une marche de l’English Defence League (EDL) à Newcastle, affichant des slogans anti-multiculturalisme prônant une identité nationaliste au Royaume-Uni. Photo de Gavin Lynn.

Il offre l’opportunité d’évaluer des hypothèses concurrentes sur la relation entre la gauche politique et le multiculturalisme, ainsi que sur l’état actuel du multiculturalisme.

L’examen transnational de notre livre révèle à la fois des résultats attendus et des résultats plus surprenants.

D’un côté, l’attente standard, fondée sur la sagesse conventionnelle, est que le multiculturalisme se porte mieux après un virage à gauche du gouvernement. Tout d’abord, dans la plupart des cas, les politiques multiculturelles ont été instaurées sous des gouvernements de centre-gauche et progressistes, tandis que la droite politique a longtemps été la principale opposition au multiculturalisme. De plus, le multiculturalisme est plus logiquement compatible avec les positions idéologiques de gauche – telles que la recherche de l’égalité des chances et l’utilisation de l’État pour corriger les inégalités – qu’avec les positions idéologiques de droite.

Si les propositions détaillées ci-dessus sont exactes, nous devrions alors nous attendre à un regain du multiculturalisme après un virage à gauche du gouvernement.

Cependant, une hypothèse alternative repose sur la soi-disant "narration dominante" du multiculturalisme (telle que décrite par Will Kymlicka en 2010). Cette narration postule que, ces dernières décennies, "les mouvements politiques de centre-gauche qui avaient initialement défendu le multiculturalisme, comme les partis sociaux-démocrates en Europe, s’en sont éloignés et ont adopté un discours mettant l’accent sur les idées d'‘intégration’, de ‘cohésion sociale’, de ‘valeurs communes’ et de ‘citoyenneté partagée’".

Étant donné que la gauche politique a souvent été en dehors du pouvoir, il n’a été possible que récemment d’évaluer la véracité de la ‘narration dominante’ et de la comparer avec l’attente conventionnelle.

En plus d’évaluer ces hypothèses, l’orientation de notre livre sur les virages à gauche des gouvernements vise également à accroître la ‘capacité explicative’ dans la recherche sur l’évolution du multiculturalisme. Il le fait en permettant de contrôler un stimulus commun (c’est-à-dire un virage à gauche) dans les cas étudiés.

Si, dans ces conditions, une variation des trajectoires politiques, démographiques, législatives ou discursives est observée, que ce soit entre les différents pays ou au sein de chacun d’eux, cela suggérerait que des facteurs autres que la gauche politique sont responsables de l’évolution du multiculturalisme.

Résultats attendus et surprenants

En poursuivant les objectifs empiriques mentionnés, l’examen transnational de notre livre révèle à la fois des résultats attendus et des résultats déroutants.

  • Les résultats attendus confirment l’attente conventionnelle selon laquelle le multiculturalisme est en train de se "revitaliser" après un virage à gauche du gouvernement.
  • Les résultats surprenants du livre, en revanche, remettent en question la sagesse conventionnelle et viennent appuyer l’hypothèse de la "narration dominante". Ils mettent en évidence l’échec du multiculturalisme à s’imposer pleinement, à s’épanouir ou à rebondir après un virage à gauche du gouvernement.

Pourquoi le multiculturalisme se renforce-t-il parfois après un virage à gauche du gouvernement ? Les contributeurs du livre fournissent des analyses riches et variées sur l’évolution et l’orientation du multiculturalisme, mais certains thèmes communs émergent.

  • Premièrement, c’est le discours public des partis et gouvernements de gauche – et non leurs politiques – qui constitue la principale preuve que le multiculturalisme est en train de se "renforcer".
  • Deuxièmement, lorsque des changements politiques et juridiques en faveur du multiculturalisme ont été mis en œuvre, ils semblent être le résultat de processus dépendants du chemin emprunté, initiés bien plus tôt (et parfois à l’échelle internationale), plutôt que d’être directement liés aux résultats électoraux et aux alternances politiques.
  • Troisièmement, certains développements récents du multiculturalisme sont également des conséquences non intentionnelles d’initiatives gouvernementales qui n’avaient pas pour objectif le soutien aux minorités immigrées – comme, par exemple, la reconnaissance et l’accommodement des peuples autochtones.

Pourquoi le multiculturalisme ne parvient-il parfois pas à rebondir après un virage à gauche du gouvernement ? Ici aussi, certaines tendances récurrentes émergent des études de cas du livre.

  • Premièrement, plusieurs partis de centre-gauche et de gauche ont continué à appliquer les lois restrictives sur l’immigration et l’asile adoptées par leurs prédécesseurs de droite. Cela semble être motivé par des stratégies électorales et par l’adoption, par les partis de gauche, d’un agenda politique néolibéral.
  • Deuxièmement, certains résultats surprenants peuvent être des conséquences involontaires d’institutions conçues pour renforcer la démocratie en donnant au "peuple" un rôle plus direct dans l’élaboration des politiques.
  • Troisièmement, les résultats surprenants peuvent également témoigner de l’absence, au sein des partis de gauche, d’un engagement substantiel et transformateur envers la diversité profonde.

Conclusion

Que peut nous dire notre livre sur l’avenir du multiculturalisme ? Sans aucun doute, les chapitres du livre suggèrent qu’un virage à gauche sur le plan politique entraînera probablement certains développements multiculturels, en particulier en ce qui concerne le discours centré sur l’immigration et, peut-être, dans certains cas, même des changements politiques et institutionnels.

Cependant, le livre sert aussi d’avertissement à ceux qui pourraient être influencés par la rhétorique des dirigeants politiques en faveur de la diversité et supposer qu’un virage à gauche se traduira automatiquement par des actions politiques ou institutionnelles concrètes (ou, inversement, qu’un virage à droite entraînera inévitablement un recul du multiculturalisme).

Les lecteurs de Multiculturalism on the Mend? constateront que le développement d’une politique substantielle de diversité (et son déclin) peut dépendre de facteurs qui n’ont que peu à voir avec le gouvernement en place.

Lectures complémentaires

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Professeur agrégé au Département de politique et d’études internationales de l’Université de Regina. Ses recherches portent sur l’analyse de l’évolution et de l’orientation de la politique de la diversité (telle que le multiculturalisme et le fédéralisme multinational) ainsi que sur la compréhension de ses perspectives à court et long terme.
Professeur de science politique à l’Université du Québec à Montréal. Ses recherches portent sur les débats autour du multiculturalisme en philosophie politique et sur l’analyse des controverses publiques liées aux politiques identitaires dans l’espace public.