L’urgence de l’adaptation au climat
Si nous avons retenu quelque chose des quatre dernières décennies sans progrès face à l’urgence climatique, c’est ceci : il n’y aura pas de solutions miracles ni de leaders suprêmes capables de nous sortir du chaos que nous avons créé pour éviter ce qui pourrait très bien être un effondrement des civilisations à mesure que notre planète continue de se réchauffer.
Nous faisons désormais face à l’inéluctabilité de nombreux impacts substantiels et à la nécessité d’une transition de nos systèmes sociaux à une vitesse et une ampleur sans précédent si nous voulons éviter cet effondrement potentiel. Inédite, certes, mais pas impossible.
Pour y parvenir, nous devons activer ce même moteur qui a précipité les changements sociaux tout au long de l’histoire : les gens, s’engageant et s’organisant pour soutenir ce changement. La seule façon dont le changement social intentionnel se produit, c’est lorsque des acteurs réflexifs choisissent de problématiser notre situation actuelle et s’engagent à l’affronter, individuellement, mais plus encore, collectivement. Notre réponse à l’urgence climatique ne sera pas différente.
Obstacles, émotions et réponses climatiques
Si c’était si simple, pourquoi ne l’avons-nous pas déjà fait ? Parmi les nombreuses raisons identifiées par les chercheurs en sciences sociales du climat, on trouve des facteurs structurels comme le pouvoir et la politique, le consumérisme et la désinformation. Les intérêts personnels visant à maintenir la richesse, les modes de vie et les croyances culturelles, intimement liés aux activités intensives en émissions de gaz à effet de serre, comptent également beaucoup.
Cependant, les forces structurelles, les menaces et les opportunités matérielles personnelles ne sont en aucun cas les seuls moteurs des réponses sociales face à l’urgence climatique. Les réponses personnelles et sociales à l’urgence climatique ont également à voir avec l’émotivité, à la fois en tant que moyen pour que le pouvoir, la politique, la désinformation, le consumérisme et l’intérêt personnel fonctionnent, mais aussi comme une dimension autonome de la capacité d’agir.
En effet, une base de recherche substantielle indique que l’un des facteurs étroitement liés à la préoccupation climatique est le souci des autres, en particulier de ceux qui sont en dehors de notre groupe immédiat. Cela inclut le soin et un sentiment de connexion avec les autres non-humains et avec la Nature. De nombreuses autres émotions entrent également en jeu.
Ces réponses émotionnelles au changement climatique sont au cœur de mon nouveau livre, Ressentir le changement climatique : comment les émotions gouvernent nos réponses à l’urgence climatique (2024, Routledge), qui explore les questions suivantes : comment les émotions influencent-elles les réponses sociales à l’urgence climatique ? Qu’est-ce qui différencie les voies émotionnelles menant à l’action de celles favorisant l’inaction ? Et comment ces connaissances peuvent-elles guider efficacement le plaidoyer climatique ?
Quelques éléments à dire sur les émotions
Contrairement aux premières interprétations des sciences sociales qui décrivaient les émotions comme la sœur agaçante de la raison, les recherches en neurosciences des dernières décennies ont clairement montré que les émotions jouent un rôle crucial dans notre comportement et dans la prise de décisions.
Les émotions sont notre moyen de réagir aux informations et aux stimuli de notre environnement, attirant notre attention sur les questions qui nous préoccupent : notre propre survie et bien-être, ainsi que les choses que nous valorisons, y compris les autres au sein et en dehors de nos réseaux sociaux, nos communautés, les animaux, les paysages, ou encore la démocratie et la justice.
Cette compréhension des émotions est particulièrement pertinente pour nos réponses personnelles aux informations sur le changement climatique : ces déclencheurs émotionnels, qui sont le point de départ de la prise de décision et de l’action, doivent être ressentis, pas seulement entendus. En d’autres termes, l’information seule n’est pas suffisante ; cette information doit être liée par la personne qui la perçoit à quelque chose qu’elle valorise.
Besoins humains fondamentaux et réponses émotionnelles
Notre bagage émotionnel, riche mais parfois désordonné, s’est développé pour soutenir la survie, par la vie en groupe et la coopération qu’elle permet.
Cette émotivité est à bien des égards liée à la satisfaction de quelques besoins humains fondamentaux en plus de la survie physique, y compris deux en particulier qui sont parfois en tension : l’autonomie, facilitée par un sentiment d’efficacité et la capacité de réflexivité ; et le sentiment d’appartenance, qui nous apporte une sécurité ontologique et une identité.
Les émotions les plus pertinentes pour ces besoins humains sont la culpabilité, la honte, la fierté et l’empathie, que je discute en détail dans le livre. Un second point important à propos des émotions que nous révèle la neuroscience, et qui est particulièrement pertinent pour nos réponses à l’urgence climatique : certaines émotions sont agréables : la fierté, la joie, l’amour, l’enthousiasme ; d’autres sont désagréables : la honte, la peur, la culpabilité et le désespoir.
Nous avons tendance à graviter vers les situations, les personnes et les informations associées à ces émotions positives, et à nous éloigner de celles qui génèrent des émotions négatives. Avancer intentionnellement vers les émotions négatives et s’y attarder, comme il nous faut parfois le faire, demande une énorme quantité d’effort et d’engagement.
Les structures sociales qui façonnent les émotions
Il y a un autre aspect important de notre émotivité qui tend à ne pas être beaucoup discuté par les neuroscientifiques, mais qui a été mis en lumière par des sociologues, des géographes et d’autres : les structures sociales font partie de cet environnement auquel nous réagissons émotionnellement, et ces structures façonnent également notre émotivité, en offrant des récompenses à certaines personnes et à certains comportements, et des sanctions à d’autres.
Dans le livre, j’analyse trois structures – le capitalisme, le colonialisme et le patriarcat – qui imprègnent les institutions sociales modernes, nous divisant en compartiments entre les personnes habilitées et les personnes dépourvues de pouvoir, les agents et les objets.
Ces structures ont des effets particulièrement délétères sur notre potentiel à faire face à l’urgence climatique, non seulement directement, en soutenant une exploitation incontrôlée du monde naturel, mais aussi indirectement, en étouffant ces capacités humaines qui seraient autrement mobilisées pour aborder les problèmes d’action collective résultants.
Capitalisme et réponses émotionnelles
Prenons le capitalisme, par exemple. L’impact direct du capitalisme sur le monde naturel est clair, poussé par les incitations structurelles à l’exploitation pour générer de la valeur excédentaire et la création de la demande matérielle par le consumérisme.
Le capitalisme, cependant, s’imprime aussi sur notre émotivité. Entre autres, le capitalisme régule notre émotivité pour encourager la docilité, et nous définit en tant que travailleurs et consommateurs atomisés.
L’individualité, l’agressivité, les insécurités personnelles et, surtout, la peur, sont les types d’émotions qui sont encouragés dans un système capitaliste, tandis que les émotions qui soutiennent la construction communautaire, qui est finalement la source la plus forte de résistance au capitalisme, ne sont pas récompensées mais sanctionnées.
Le capitalisme est en effet un tueur de communautés, cultivant l’individualité, l’égoïsme, le découragement et les peurs associées, tout en compromettant nos capacités inhérentes à la coopération et à la vie collective.
Les chemins vers l’inaction climatique
Ainsi, nous avons tous hérité d’une émotivité riche et complexe, y compris celles qui soutiennent directement notre très grande capacité de coopération. Pourtant, nous sommes aussi intégrés dans des systèmes sociaux qui nous divisent. De plus, comme mentionné plus haut, les déclencheurs d’action doivent être ressentis, pas seulement entendus, mais les informations sur le changement climatique sont souvent présentées d’une manière qui occulte leur pertinence pour ce que nous valorisons, en raison du langage scientifique et technocratique. Ce sont là quelques-unes des principales raisons pour lesquelles l’inaction climatique est si répandue dans les sociétés occidentales.
L’inaction climatique peut également être comprise comme empruntant quatre voies émotionnelles distinctes, décrites en détail dans Ressentir le changement climatique.
- L’apathie, par exemple, décrit l’inattention : ce déclencheur émotionnel n’est simplement pas activé, peut-être en raison de vies occupées et stressantes qui accaparent notre attention émotionnelle, ou du biais d’optimisme – croire que tout ira bien.
- Le déni, en revanche, décrit une réponse fortement émotionnelle aux informations climatiques, mais pour ces personnes, ce n’est pas le changement climatique en soi, mais les implications de la science et des politiques climatiques, perçues comme une menace, qui sont rejetées.
- Les réponses de nombreuses autres personnes aujourd’hui pourraient être décrites comme un retrait : un haut niveau d’alarme, correspondant à une anxiété face à l’urgence climatique, combiné à une faible efficacité personnelle, poussant ces personnes à se détourner.
- Et puis il y a une quatrième catégorie, ceux qui reconnaissent que le changement climatique est une préoccupation sérieuse et qui ont la capacité personnelle d’agir, mais qui ne le font pas. Ces personnes se sentent plutôt coincées dans un état de dissonance cognitive, qui peut mener à des sentiments de désespoir, peut-être en partie en raison d’une faible efficacité collective perçue – en d’autres termes, le cynisme – quant à savoir si leur engagement dans l’action personnelle et collective fera une différence.
Mécanismes de capacité d’agir pour l’action climatique
Malgré les nombreuses caractéristiques de nos vies qui favorisent l’inaction, le nombre de personnes dans le monde personnellement investies dans l’action continue de croître. Pour ces individus, le déclencheur émotionnel a fait mouche, auprès de quelqu’un doté d’une grande efficacité personnelle et collective.
Mais l’action soutenue doit également offrir des récompenses émotionnelles positives, et la capacité d’agir ne surgit pas automatiquement, même en présence de conditions aussi favorables que l’inquiétude et l’efficacité. Comme détaillé dans le livre, la présence d’un ou de plusieurs mécanismes de capacité d’agir est cruciale.
Ressentir le changement climatique décrit sept mécanismes, incluant : les normes de responsabilité, l’efficacité, le sentiment d’appartenance, l’empathie, la pensée de complexité, la projection dans le futur et l’espoir, dont trois sont brièvement détaillés ci-dessous.
Le sentiment d’appartenance comme catalyseur du changement
Le sentiment d’appartenance est un besoin humain fondamental, dont l’absence est tout simplement émotionnellement débilitante. Toute personne, même les membres des positions privilégiées, qui envisage des croyances et des actions en conflit avec les normes et croyances dominantes de son groupe, peut se sentir aliénée.
En conséquence, la première tentation de ceux qui en viennent à remettre en question les croyances, normes et pratiques de leur groupe est de rester silencieux, afin d’éviter la honte qui pourrait découler d’une confrontation avec le groupe. Mais ces individus peuvent, et le font, commencer à regarder au-delà des frontières du groupe, pour voir s’il pourrait exister un groupe différent plus en phase avec leur identité personnelle en évolution.
Rechercher une appartenance dans de nouveaux groupes et réseaux sociaux peut alors exposer à de nouvelles informations, normes et valeurs qui valident plutôt qu’ils n’induisent la honte. Cette réorientation des réseaux sociaux d’une personne ouvre ainsi des perspectives pour imaginer de nouvelles croyances et pratiques, et ces réseaux fournissent également le soutien émotionnel pour adopter ces croyances et s’engager dans ces pratiques.
Le rôle de l’empathie dans la défense du climat
L’émotion peut-être la plus importante en ce qui concerne les réponses sociales à l’urgence climatique, l’empathie est assez complexe, et se compose de trois éléments selon Jean Decety et ses collègues : le partage affectif, qui décrit une réponse automatique à une situation qu’un autre être vit ; la préoccupation empathique, décrivant le degré auquel l’observateur se sent concerné et soucieux de ce que l’autre être vit ; et la prise de perspective, une capacité cognitive de se mettre à la place de l’autre, ce qui, notamment dans le cas d’Autres différents, implique un choix délibéré d’investir l’effort mental nécessaire pour le faire.
L’empathie est plus facilement évoquée en réponse à des situations vécues par les autres membres de nos groupes d’appartenance — famille, communauté, coéquipiers, collègues, ainsi qu’aux identités ethniques, politiques ou nationales.
Ces expressions d’empathie pour le groupe peuvent, dans certaines circonstances, favoriser une action en faveur du climat, notamment lorsque les membres de ce groupe sont particulièrement vulnérables aux impacts du changement climatique.
L’empathie pour le groupe est à double tranchant, influençant par exemple si l’on éprouve de la peur pour les réfugiés climatiques, ou de la peur des réfugiés climatiques. Pour cette raison, l’élargissement de nos cartes d’empathie, pour reprendre l’expression d’Arlie Hochschild, est un élément important de l’action pro-climatique. L’élargissement de la carte d’empathie est quelque chose que nous sommes tous capables de faire, et nombre d’entre nous l’ont déjà fait de nombreuses façons.
Certaines expériences personnelles peuvent conduire à l’élargissement de la carte d’empathie, par exemple lorsque ces expériences sont partagées entre des personnes ne faisant pas actuellement partie de nos groupes d’appartenance. Nous avons également la capacité de ressentir de l’empathie envers les autres non-humains, dont la culture facilite également l’action en faveur du climat.
L’espoir comme moteur de l’engagement
Le troisième et dernier mécanisme d’agir sur lequel je vais me concentrer ici est l’espoir. L’espoir exige la contemplation ; en d’autres termes, c’est un sentiment qui demande l’engagement total de nos lobes frontaux. Embrasser l’espoir reflète également un engagement envers l’incertitude. L’espoir est bien plus lié aux potentialités qu’aux probabilités. L’espoir est ressenti aujourd’hui, mais la vision ou l’objet qui inspire cet espoir n’est pas encore advenu et peut ne jamais se réaliser.
En effet, le concept même d’espoir implique la conscience de la possibilité que l’objet de cet espoir ne se réalise jamais. Une erreur fréquente est de confondre l’espoir avec l’optimisme. Si je suis optimiste quant à la réalisation d’un résultat donné, cela signifie que je crois que la probabilité de voir ce résultat se concrétiser est supérieure à celle de ne pas se concrétiser. L’espoir est quelque chose de tout à fait différent. J’espère lorsque les probabilités sont faibles, voire infimes. Pourquoi pourrais-je être enclin à assumer une position apparemment si irrationnelle ?
Nous n’assignons certainement pas l’espoir à chaque situation qui présente de faibles chances de succès. Nous espérons, malgré les faibles probabilités de succès, lorsque le résultat en question est quelque chose qui nous tient profondément à cœur. L’espoir tempère nos peurs et nous permet d’agir malgré elles. L’espoir motive l’engagement et le soutient, en particulier lorsqu’il devient une expérience émotionnelle collective. L’espoir inspire également la créativité dans l’action collective.
Cette créativité est particulièrement importante face à l’urgence climatique, pour laquelle l’objet de l’espoir est insaisissable. Dans cette situation, l’activation d’imaginaires de futurs prend une importance centrale. Sans une vision, même utopique, des futurs possibles, à quoi l’espoir pourrait-il s’accrocher ? L’espoir est cependant difficile à maintenir. Si nous n’agissons pas en fonction de l’espoir lorsqu’il surgit, il disparaîtra rapidement.
Comment cette connaissance nous aide-t-elle ?
Nous sommes tous confrontés à la nécessité de creuser plus que jamais pour soutenir l’engagement et la coopération nécessaires pour soutenir l’adaptation et l’atténuation climatiques, alors même que notre capacité émotionnelle à le faire est mise à rude épreuve.
En plus de cela, notre intelligence émotionnelle a été sérieusement compromise par le capitalisme, le colonialisme et le patriarcat. Surmonter les obstacles émotionnels à l’action climatique est donc primordial.
Cela suggère la nécessité de réorienter les efforts de plaidoyer climatique non seulement vers des évaluations des empreintes carbone personnelles, mais en fonction de la façon dont elles contribuent à renforcer la capacité émotionnelle pour des investissements coopératifs dans la transition sociétale, par la culture et l’enrichissement de ces besoins humains fondamentaux que nous avons abordés : autonomie, comprenant à la fois l’efficacité et la réflexivité, et appartenance. Et surtout, l’action climatique doit être un acte d’amour, et non seulement de peur.