Démocratie en solitude? L'idée semble confuse. Après tout, la démocratie est le gouvernement du peuple, conçu comme un citoyenneté. Les gouvernements démocratiques ont donc pour tâche de réaliser la volonté de la majorité. En effet, une grande partie de l'architecture de la démocratie est conçue pour révéler ce que veut le public. Il semble donc que la démocratie soit essentiellement un effort collectif.
L'idée de la démocratie comme intrinsèquement collective est renforcée par une recherche d'images sur Google de l'expression "Voici à quoi ressemble la démocratie". La recherche retourne des milliers d'images, toutes représentant la même chose : des foules de personnes rassemblées dans un espace public pour communiquer un sentiment politique partagé. La démocratie ressemble à une action publique et collective. Par conséquent, l'idée de démocratie en solitude peut être pire que confuse: —la solitude est, peut-être, antidémocratique.
Cependant, comme je l'explique dans mon nouveau livre Civic Solitude, la démocratie est plus complexe qu'elle n'y paraît. La démocratie est en effet un effort collectif et public qui dépend d'une citoyenneté active. Mais l'action ne suffit pas. Les citoyens doivent également être réfléchis. Il s'avère que cette réflexion nécessaire exige des moments de solitude.
La démocratie a-t-elle une apparence visible ?
Pour comprendre ce que je veux dire, consultez les résultats de recherche pour « voici à quoi ressemble la démocratie ». Choisissez votre image préférée.
Imaginez maintenant que vous apprenez que les personnes sur la photo sont des acteurs payés à qui l'on a donné des pancartes politiques, appris des slogans et envoyé en public pour jouer une manifestation politique. Supposez en outre que sans l'argent, personne n'y serait allé.
Notez comment votre attitude change. La photo montre des citoyens rassemblés dans un espace public pour communiquer un message politique, mais quelque chose manque. La citoyenneté n'est pas du théâtre. On pourrait dire que l'action publique de masse représente la démocratie seulement lorsque les participants sont sincères quant au message que leur activité vise à communiquer. Ils doivent être des défenseurs engagés dans la manifestation dans le but de communiquer ce message.
Prenez un autre exemple. Retournez à l'image, mais supposez maintenant que les participants se trompent fondamentalement sur le message politique qu'ils transmettent. Supposez qu'ils portent des pancartes soutenant une politique qu'ils croient rendre les médicaments plus abordables, mais qui propose en réalité de les rendre plus chers.
Ici, les citoyens sont engagés dans une action politique de masse dans le but de communiquer un message commun. Le problème est qu'ils se trompent fondamentalement sur la signification du message. On pourrait conclure que l'action publique collective manifeste la démocratie seulement lorsque les participants sont suffisamment informés (ou du moins pas radicalement mal informés).
En combinant les deux cas, nous pouvons dire que, pour que l'action politique collective représente la démocratie dans un sens louable, les participants doivent être à la fois motivés par leur message et suffisamment informés. La caractéristique notable de ces deux exigences est qu'aucune ne peut être capturée dans une image. Nous ne pouvons pas discerner les motivations ou le degré d'information d'une personne simplement en regardant. Finalement, la démocratie ne "ressemble" à rien. Elle ne peut pas être photographiée.
La démocratie comme un ethos civique
Cela s'explique par le fait que la démocratie concerne les attitudes et les habitudes qui sous-tendent nos activités politiques. La démocratie est une question de ce qui se passe en nous. Qu'une activité – collective ou non – exemplifie la démocratie dépend de ce que nous y apportons.
On peut dire que la démocratie est un ethos civique. Cet ethos découle de l'idéal fondamental de l'autogouvernance entre égaux. Pour être clair, cet idéal identifie une aspiration. Une société démocratique est celle qui s'efforce de devenir une société autogouvernée d'égaux. Et cette aspiration nous appelle à cultiver en nous les compétences qui nous permettent à la fois de promouvoir la justice et de reconnaître dûment l'égalité de nos concitoyens.
Remarquez que l'ethos civique démocratique a deux parties. L'une correspond à l'idée que les citoyens doivent être politiquement actifs : nous devons travailler politiquement pour promouvoir la justice.
Cependant, l'autre partie exige que nous reconnaissions l'égalité politique de nos concitoyens, ce qui signifie que nous devons nous efforcer de comprendre leurs perspectives ; cela exige donc un certain type de réflexion. En résumé, les citoyens démocratiques doivent être à la fois politiquement actifs et politiquement réfléchis.
Ce n'est bien sûr pas une idée inconnue. Cependant, on oublie souvent que les exigences duales de la citoyenneté responsable peuvent entrer en conflit. Les modes familiers d'action démocratique, bien qu'essentiels, peuvent miner nos capacités de réflexion politique. De cette manière, l'ethos civique de la démocratie est soumis à quelque chose comme un trouble auto-immun.
Le trouble auto-immun de la démocratie
Le coupable est une dynamique cognitive de groupe appelée polarisation des croyances. La polarisation des croyances est la tendance des individus à devenir des versions plus extrêmes d'eux-mêmes au cours d'interactions avec des pairs partageant les mêmes idées. Ce phénomène a été étudié partout dans le monde et ne varie pas significativement selon les différences d'ethnicité, de race, de genre, d'identité religieuse, de position économique ou d'âge.
De plus, elle est totalement générale dans le sens où les groupes partageant les mêmes idées ont tendance à se radicaliser indépendamment de la nature de leur croyance partagée. On trouve une polarisation des croyances parmi ceux qui sont d'accord sur une question banale de fait empirique (par exemple, que la ville de Denver est notablement élevée au-dessus du niveau de la mer) ainsi que parmi ceux qui partagent un jugement moral controversé (par exemple, que la peine capitale est toujours inadmissible).
Ce qui est crucial, c'est que la polarisation des croyances pousse les individus à adopter des croyances plus extrêmes tout en augmentant leur confiance en elles. Par conséquent, la polarisation des croyances intensifie également nos évaluations négatives de ceux qui ne partagent pas nos opinions. Nous en venons à les considérer comme progressivement irrationnels, incompétents, trompeurs, indignes de confiance, radicaux et obtus.
À mesure que notre posture négative envers les autres s'intensifie, la tâche de maintenir des frontières claires entre nos alliés et nos adversaires devient de plus en plus pertinente. En conséquence, nous devenons plus insistants sur l'homogénéité parmi nos alliés. Nos versions les plus extrêmes sont également plus conformistes. De plus, à mesure que nos alliances deviennent plus homogènes en interne, elles deviennent également plus hiérarchiques et moins tolérantes aux désaccords internes. Les coalitions polarisées ont donc tendance à se fragmenter.
Le problème de la polarisation
Il est important de souligner que ces dynamiques sont entièrement motivées par nos tendances de groupe. En d'autres termes, l'extrémisation et l'escalade qui caractérisent la polarisation des croyances ne répondent ni à la raison ni aux preuves. Nous devenons plus méprisants envers nos adversaires et plus exigeants en matière de conformité parmi nos alliés, en nous basant sur des projections artificielles de qui ils sont et de ce qu'ils pensent. Ainsi, la polarisation des croyances déforme notre perspective politique.
Il convient de noter que, bien que la « polarisation » soit généralement discutée comme une caractéristique de la relation entre groupes politiques opposés, ici, nous parlons d'une collection de tendances cognitives et affectives qui se produisent au sein des membres d'un groupe partageant les mêmes idées. La polarisation des croyances est causée par des dynamiques de groupe, mais ses effets sont internes à nous-mêmes.
Il est évident que ces tendances sont pathologiques du point de vue de l'aspiration démocratique. La polarisation des croyances sape les deux aspects de l'ethos civique de la démocratie. Elle érode notre capacité à former des coalitions stables avec nos alliés; elle nuit donc à notre capacité à promouvoir la justice. Elle nous pousse également à adopter une posture exagérément hostile envers nos adversaires politiques; par conséquent, elle affaiblit notre capacité à comprendre leurs perspectives.
Remarquez que les activités, par ailleurs louables, de la citoyenneté engagée nous exposent à la polarisation des croyances. C'est-à-dire que, dans le cours ordinaire de répondre à l'exigence d'être politiquement actifs, nous affaiblissons notre capacité de réflexion politique. En conséquence, la polarisation des croyances ne peut pas être éradiquée de la démocratie. Elle ne peut qu'être gérée. C'est pourquoi l'idée d'un trouble auto-immun est pertinente.
Gérer la polarisation
Gérer la polarisation est difficile parce que nos environnements sociaux quotidiens sont déjà saturés de déclencheurs qui activent nos réflexes politiques. Ce n'est pas une exagération de dire que, dans de nombreuses démocraties contemporaines – peut-être surtout aux États-Unis – les membres de coalitions politiques opposées vivent dans des mondes sociaux distincts. Aux États-Unis, les choix de consommation courants, la taille de la famille, la profession, les loisirs et même les préférences esthétiques sont liés à l'identité partisane.
Pour cette raison, l'affiliation politique est mieux comprise comme un style de vie plutôt qu'une position politique. Cela signifie que nos environnements sociaux quotidiens ont tendance à nous mettre en contact uniquement avec des personnes qui sont politiquement comme nous, ce qui génère une polarisation des croyances et sape l'aspiration démocratique.
Pour faire avancer l'aspiration démocratique, nous devons gérer la polarisation des croyances. Et comme la polarisation des croyances est fondamentalement une collection de tendances internes, la tâche de gestion doit commencer en nous-mêmes. Pour commencer, nous devons reconnaître notre propre vulnérabilité face aux dynamiques d'escalade cognitive et affective. Nous devons également reconnaître que nos environnements sociaux sont déjà saturés de signaux partisans qui activent nos loyautés de groupe et nos biais.
Le besoin de solitude
À la lumière de ces constatations, l'idée que la démocratie exige des moments de solitude prend tout son sens. Gérer la polarisation implique en partie d'examiner nos réflexes politiques. Cependant, les espaces sociaux que nous habitons quotidiennement sont conçus pour déclencher les mêmes impulsions que nous devons évaluer. Par conséquent, nous devons parfois nous éloigner de ces environnements. Nous avons besoin de distance sociale, tant avec nos alliés qu'avec nos adversaires, et donc des déclencheurs d'animosité partisane et de conformité au sein du groupe.
Nous avons également besoin de distance conceptuelle par rapport au langage de la politique actuelle. Autrement dit, pour obtenir une perspective sur nous-mêmes qui nous permette de gérer la polarisation, nous devons parfois nous engager dans une réflexion qui soit civique, mais non préformée dans le langage de la politique contemporaine. Nous devons rencontrer des perspectives politiques qui ne sont pas facilement lisibles depuis les limites de notre vocabulaire politique, et élargir le spectre de notre réflexion politique.
La proposition reste vague. Espérons que l'idée générale est claire : pour gérer la polarisation, nous devons adopter une perspective sur nous-mêmes qui ne peut être obtenue qu'en prenant du recul par rapport à nos circonstances politiques. Ma proposition est que la distance nécessaire implique d'occuper occasionnellement des espaces qui permettent une réflexion solitaire sur des idées, des problèmes et des catégories politiques situés en dehors du langage familier dans lequel la politique contemporaine est enracinée.
Ce type d'activité réflexive isolée et décalée est ce que j'appelle solitude civique. Elle peut s'exercer dans des lieux calmes et non commerciaux, mais qui offrent également des idées qui ne sont pas préformées dans le langage de la politique contemporaine.
Pensez aux bibliothèques publiques et aux musées. Ces espaces nous permettent d'être seuls avec nos pensées tout en nous exposant à des perspectives inconnues, qui ne permettent pas de revenir à nos réflexes partisans. En rencontrant de telles perspectives, nous devenons capables de percevoir les limites de notre vocabulaire politique et des catégories partisanes qu'il génère. Et voir nos identités politiques de cette manière est une première étape nécessaire pour gérer la polarisation.
Du temps calme à la bibliothèque ou au musée comme un acte de citoyenneté ? Oui ! Je sais que cela semble étrange. Mais une partie de cette étrangeté vient d'une insistance excessive sur les éléments actifs et participatifs de la citoyenneté responsable. Cela conduit à supposer que la réflexion est un luxe, ce qui suggère que les lieux où l'on peut mener une telle activité sont des commodités. La proposition de solitude civique s'oppose à cela.
Si la solitude civique est réellement un élément nécessaire à une citoyenneté responsable, alors les ressources nécessaires pour la pratiquer doivent être considérées comme des nécessités démocratiques pour tous les citoyens, et non comme des privilèges réservés à une minorité. En fin de compte, considérer la solitude civique comme nécessaire à la citoyenneté démocratique soutient des initiatives politiques visant à élargir l'accès des citoyens au temps libre et aux espaces qui leur permettent d'être seuls avec leurs pensées.