Le droit est-il encore gravé dans la pierre ? Repenser la sémiotique juridique

Anne Wagner
« The Contemplation of Justice », sculptée par James Earle Fraser (1935), se dresse devant la Cour suprême des États-Unis. Photo de Scott Robinson.

Lorsqu’on pense au droit, on imagine souvent des règles codifiées, des salles d’audience et une justice en noir et blanc. Pourtant, sous ces apparences se cache un terrain mouvant, un langage en mutation, rempli de signes, de gestes, de visages et de significations en constante évolution.

La sémiotique juridique – l’étude du droit à travers les signes et les symboles – brise l’illusion des définitions figées et révèle la vie interprétative des systèmes juridiques. Elle nous montre que le sens juridique n’est pas gravé dans la pierre, mais construit à travers le contexte, la culture et une interprétation permanente.

La sémiotique du droit nous apprend à lire le droit non comme un livre fermé, mais comme un script ouvert, rempli de strates, de silences, de métaphores et de codes.

Cet essai explore comment la sémiotique du droit reconfigure notre compréhension du droit, non comme une institution figée, mais comme un processus de communication dynamique, façonné par le temps, l’espace, la culture et l’expérience humaine.

La sémiotique juridique repose sur une idée aussi simple que profonde : le sens juridique n’est jamais inhérent, il se construit. Chaque loi, décision ou doctrine est un signe qui renvoie au-delà de lui-même. Le sens est façonné par l’interprète et filtré par les normes sociales, les résonances émotionnelles et les connaissances culturelles.

La sémiotique juridique nous rappelle qu’une même règle peut produire des résultats différents selon la manière dont elle est formulée.

Plutôt qu’un système fermé, le droit devient un espace d’interprétation ouverte ou de « texture ouverte », réceptif au changement.

Cette perspective fait écho à la pensée de Charles Sanders Peirce, qui affirmait que le sens d’un signe émerge à travers une chaîne infinie d’interprétations.

Chaque concept juridique – qu’il s’agisse de « justice », de « contrat » ou de « responsabilité » – ne porte pas de signification en soi, mais prend sens à mesure qu’il est compris, débattu et appliqué. Le droit fonctionne ainsi comme un discours vivant, sans cesse reconstruit dans la pratique.

Au-delà du texte : la culture dans le tissu du droit

Le sens juridique ne se limite pas à la langue ; il est ancré dans la culture. De l’architecture d’un tribunal au symbolisme de la robe d’un juge, le droit communique par des images, des gestes, des visages et des rituels. Ce langage non verbal est aussi essentiel à la compréhension du droit que n’importe quel texte écrit.

Ce qui est considéré comme « juste » ou « légal » est profondément influencé par les coutumes locales, la mémoire historique et les valeurs communes ; c’est-à-dire par sa multimodalité. Par exemple, un même terme juridique peut revêtir des connotations très différentes dans les traditions de droit civil et de common law. La sémiotique du droit souligne que les signes puisent dans des réservoirs culturels. Le sens est toujours situé : ce qu’une loi signifie dans une société peut ne pas se transposer directement dans une autre.

Les traditions juridiques ne sont donc pas des langages universels, mais des jargons façonnés par le contexte social dans lequel elles s’inscrivent. Le droit évolue avec sa communauté, et ses signes s’adaptent aux expériences partagées de ceux qui les interprètent et les appliquent.

Un droit sans centre : une vision rhizomatique

L’une des métaphores les plus puissantes pour comprendre la sémiotique juridique est celle du rhizome. Issue de la philosophie, le rhizome est une structure sans racine centrale, qui se développe de manière imprévisible et multidirectionnelle. Appliquée au droit, cette métaphore suggère que son évolution n’est ni linéaire ni hiérarchique, mais étendue et interconnectée.

Les idées juridiques ne poussent pas comme des arbres – de précédent en précédent dans une chaîne ordonnée – mais surgissent dans des directions inattendues. Elles sont influencées par d’autres systèmes juridiques, par des mouvements sociaux, et même par les médias visuels. Une doctrine dans un pays peut réapparaître dans un autre, transformée par de nouveaux besoins et contextes.

Ce modèle rhizomatique explique pourquoi le droit semble souvent fragmenté ou contradictoire. Pourtant, cette fragmentation n’est pas une faille – c’est un signe de vitalité. Le droit n’est pas un code fermé, mais un réseau de significations en mouvement, négocié dans le temps, au-delà des frontières et entre les acteurs.

Le tournant visuel et numérique : nouveaux signes, nouveaux défis

Dans le monde numérisé d’aujourd’hui, le droit ne s’exprime plus uniquement par les textes. Il évolue désormais dans des formes de communication visuelles et symboliques. Émojis, mèmes et gestes numériques ont fait leur entrée dans le lexique juridique, notamment dans les affaires liées à la communication en ligne, au harcèlement ou aux signaux criminels.

Statue of Lady Justice atop the Old Bailey courthouse in London. Traditionally depicted with scales and sword, Lady Justice embodies the ideal of balance and authority in law.
Statue de la Dame Justice au sommet du tribunal d’Old Bailey, à Londres. Traditionnellement représentée avec une balance et une épée, la Dame Justice incarne l’idéal d’équilibre et d’autorité dans le droit. Photo de Jesse Loughborough (CC BY-NC ND).

Un émoji de cœur ou une flamme peut sembler anodin, mais au tribunal il peut devenir un signe porteur de poids juridique, suggérant une intention, un accord ou une menace. Leur interprétation varie selon les plateformes, les cultures et les utilisateurs, compliquant ainsi le raisonnement juridique. Ce que l’un considère comme inoffensif, l’autre peut l’interpréter comme hostile.

Cette transformation numérique montre que la sémiotique ne concerne pas seulement l’interprétation, mais aussi la mésinterprétation. Les systèmes juridiques doivent désormais composer avec l’ambiguïté des signes numériques et la manière dont ceux-ci brouillent les frontières traditionnelles entre parole et image, intention et effet.

La sémiotique du droit numérique, en ce sens, devient un outil essentiel pour les tribunaux et les législateurs confrontés à la complexité des communications contemporaines.

Le droit comme performance : le rôle de l’interprète

La création du sens juridique n’est pas passive ; c’est un acte de performance, un acte de médiation. Juges, avocats et citoyens jouent tous un rôle dans l’interprétation des signes juridiques. Dans cette performance, le contexte est fondamental. Le sens d’une règle peut varier selon qui l’interprète, dans quel cadre et dans quel but.

La sémiotique juridique nous rappelle qu’une même règle peut produire des résultats différents selon la manière dont elle est formulée. Une clause contractuelle, par exemple, peut être lue de manière restrictive dans un cas et expansive dans un autre, selon les valeurs sociétales ou la philosophie du juge. Ces variations ne sont pas des erreurs, mais font partie de la danse interprétative qui donne sa vitalité au droit.

Le sens en droit n’est jamais définitivement établi ; il est toujours provisoire, en attente de son prochain contexte, de son prochain interprète, de son prochain signe.

Le droit multilingue et multisystémique

Aujourd’hui, le droit fonctionne dans un monde multilingue et multisystémique, où la jurilinguistique/linguistique juridique et les jurilinguistes/juristes-linguistes jouent un rôle central. Les lois nationales croisent des traités internationaux, des traditions juridiques autochtones et des codes de gouvernance d’entreprise. La sémiotique juridique aide à comprendre comment le sens circule – ou échoue à circuler – à travers ces frontières.

Dans les sociétés pluralistes, il faut souvent naviguer entre plusieurs langages juridiques à la fois. Une revendication territoriale, par exemple, peut être reconnue par le droit coutumier mais non par le droit écrit. La sémiotique nous permet de comprendre comment ces systèmes « parlent » différemment, et comment la traduction entre eux n’est jamais parfaite, ce que l’on appelle un « formant juridique ».

Plutôt que de rechercher une seule interprétation « correcte », la sémiotique du droit nous encourage à écouter à travers ces langages, ces espaces et ces traditions – à reconnaître le droit comme une conversation polyphonique, souvent contestée.

Le tranchant éthique de l’interprétation

La sémiotique comporte une dimension éthique plus profonde. Si le sens se construit – et n’est pas donné – alors ceux qui le construisent portent une responsabilité. Les acteurs juridiques ne sont pas des scribes neutres, mais des participants actifs dans la construction de la justice. Les mots qu’ils choisissent, les métaphores qu’ils mobilisent, les images qu’ils diffusent – tout cela a des conséquences.

La sémiotique juridique pose les questions suivantes :

  • Qui bénéficie d’une interprétation particulière ?
  • Qui est exclu ?
  • Qui a le pouvoir de décider ce qu’un signe signifie ?

Ces questions ne sont pas seulement académiques ; elles dépendent aussi du pouvoir, de l’équité et de l’accès à la justice. Comprendre le droit à travers la sémiotique n’est donc pas seulement une méthode d’analyse, mais un acte de responsabilité.

Conclusion : Lire entre les lignes du droit

La sémiotique du droit nous apprend à lire le droit non comme un livre fermé, mais comme un script ouvert, rempli de strates, de silences, de métaphores et de codes. Elle révèle le droit comme un système vivant de communication, façonné par les contextes qu’il habite et les personnes qui s’y engagent.

Étudier la sémiotique du droit, c’est étudier la capacité du droit à signifier différemment avec le temps. C’est reconnaître que le droit ne consiste pas à déchiffrer des définitions, mais à construire des compréhensions. Cela exige une attention non seulement à ce qui est dit, mais aussi à ce qui est tu ; non seulement à ce qui est écrit, mais à ce qui est montré, ressenti et supposé.

En fin, la perspective sémiotique nous invite à voir le droit non comme quelque chose de figé, mais comme quelque chose de fluide ; non comme un outil de clôture, mais comme un lieu de possibilités. Dans cette vision, le droit n’est pas simplement un système de règles, c’est un langage que nous contribuons tous à écrire, une connaissance en transformation.

C’est la raison pour laquelle le International Handbook of Legal Language and Communication, conçu comme une œuvre de référence faisant autorité, organisée par thèmes à la manière d’une encyclopédie et dirigée par Anne Wagner, est si pertinent et essentiel. Il comprendra près de 1 000 chapitres issus d’un grand nombre de régions du monde afin d’assurer une perspective véritablement comparative.

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Professeure associée permanente de recherche à l'Université de Lille, France. Elle est titulaire d'un doctorat en jurilinguistique de l'Université du Littoral Côte d'Opale (1999) et d'une "Habilitation en Droit Privé" de l'Université de Lille (2015). Ses recherches portent sur la sémiotique juridique, les études visuelles, la culture juridique, la traduction et le discours. Wagner est Rédactrice en Chef de l'International Journal for the Semiotics of Law et coédite plusieurs séries sur la