La montée de l’illibéralisme : Une menace pour la démocratie libérale

L’illibéralisme n’est pas une simple déviation passagère, mais une formation idéologique cohérente—qui vise à remodeler la démocratie libérale en redéfinissant l’inclusion politique, l’autorité institutionnelle et la répartition des droits.

Marie Moncada
Marie Moncada
Postdoctoral researcher at Audencia Business School, currently involved in the PODTrust project on digital communication and political trust. Previous research at Sciences Po Paris focused on...
Manifestation contre le parti Droit et Justice en Pologne lors des protestations de 2020 contre la décision sur l’avortement. Les manifestants contestent les restrictions illibérales aux droits des femmes. Photo de Jakub Chlebda.

L’illibéralisme se définit à la fois par son opposition et sa dépendance au libéralisme—compris comme idéologie et système démocratique. Sa signification demeure contestée, en partie à cause de l’ambiguïté intrinsèque du libéralisme. Kauth et King distinguent l’illibéralisme idéologique, qui cherche à restreindre les droits collectifs, et l’illibéralisme perturbateur, qui remet en cause les procédures démocratiques. Ces formes convergent autour de deux traits essentiels : une idéologie d’exclusion et le rejet du pluralisme libéral.

Avec Pablo Baez Guersi (Moncada et Baez Guersi, en cours d’évaluation), nous approfondissons cette définition. Premièrement, le discours illibéral privilégie le collectif sur l’individu, dépeignant la société comme binaire : une majorité nationale homogène face à une minorité perçue comme une menace culturelle, démographique, économique ou sécuritaire.

À la lumière des efforts récents pour harmoniser les définitions de l’illibéralisme, il n’est plus défendable de considérer ce concept comme vague ou sans utilité analytique pour comprendre le monde contemporain.

Deuxièmement, l’illibéralisme entretient une relation paradoxale avec la démocratie libérale : il condamne les institutions libérales pour avoir donné du pouvoir aux minorités, tout en invoquant leur défense pour justifier des politiques d’exclusion, affirmant que ces minorités seraient elles-mêmes hostiles aux valeurs et institutions libérales.

La logique fondamentale de l’illibéralisme : Identité collective et tensions institutionnelles

Dans sa thèse de doctorat, Demias Morisset propose une conceptualisation plus nuancée de l’illibéralisme, articulée autour de cinq composantes centrales : la nation, la religion, la famille, le décisionnisme et le marché. Parmi celles-ci, les trois premières sont, selon lui, les plus systématiquement présentes dans les discours illibéraux. La nation y est décrite en termes nativistes et xénophobes, comme une entité culturellement et ethniquement homogène.

Illibéralisme : Des slogans anti-immigration tels que « Stop à l’invasion » illustrent comment les mouvements illibéraux dépeignent les migrants comme des menaces existentielles pour l’identité nationale. Une telle rhétorique soutient des politiques d’exclusion et le rejet du pluralisme libéral. Photo de Tommaso Ripani.
Des slogans anti-immigration tels que « Stop à l’invasion » illustrent comment les mouvements illibéraux dépeignent les migrants comme des menaces existentielles pour l’identité nationale. Une telle rhétorique soutient des politiques d’exclusion et le rejet du pluralisme libéral. Photo de Tommaso Ripani.

Ce récit national est renforcé par une rhétorique anti-individualiste, qui privilégie le collectif au détriment des droits individuels, et par une conception dualiste de l’État, qui attribue des droits distincts aux nationaux et aux non-nationaux. Ces principes se traduisent par des lois anti-immigration, le rejet d’accords internationaux, la résistance aux décisions des juridictions supranationales, et les restrictions imposées aux ONG de défense des droits humains.

La religion se positionne en opposition au rationalisme universaliste et au laïcisme, compris comme la stricte séparation entre l’Église et l’État. Elle prône l’intégration des valeurs spirituelles dans la vie publique et privée, et défend une vision patriarcale de la famille comme antithèse de l’individualisme libéral.

Dans ce cadre, la famille est définie par le mariage hétérosexuel, le binarisme de genre et la solidarité intrafamiliale, et est mobilisée contre le féminisme, la théorie du genre et l’État-providence. Cela justifie des politiques restrictives sur le divorce, l’avortement, l’homosexualité, la sexualité non reproductive et la visibilité des identités LGBTQ+ dans l’espace public.

Le concept de décisionnisme, issu de Carl Schmitt, se centre sur un pouvoir exécutif fort et centralisé, exercé par une figure souveraine capable de déclarer des états d’exception et d’agir en dehors des normes juridiques abstraites. Cela remet en question le constitutionnalisme libéral et la séparation des pouvoirs, et, comme le souligne Demias Morisset, contribue souvent à brouiller les frontières entre illibéralisme et autoritarisme.

Por último, el mercado ocupa un lugar ambivalente. Puede servir a la agenda iliberal mediante políticas neoliberales y antiintervencionistas, o como instrumento de soberanía nacional a través del proteccionismo. En ambos casos, respalda el rechazo a las medidas redistributivas de bienestar y apoya ventajas fiscales para corporaciones y élites económicas.

Luttes conceptuelles : Encadrer l’illibéralisme dans le discours politique

Le décisionnisme a sans doute suscité l’une des critiques les plus importantes de l’illibéralisme. De nombreux chercheurs estiment que l’expression « démocratie illibérale » est intrinsèquement contradictoire : qualifier ainsi ces régimes revient à légitimer indûment des systèmes qui sapent systématiquement les principes démocratiques.

Un courant de recherche privilégie donc le terme autoritarisme pour décrire ces transformations, en s’appuyant sur des cadres tels que l’autoritarisme compétitif, l’autoritarisme électoral et le légalisme autocratique.

En revanche, un autre courant académique maintient le langage de la démocratie afin de souligner l’érosion progressive des normes démocratiques, comme en témoignent des notions telles que le recul démocratique. Les spécialistes des régimes hybrides dans cette tradition soutiennent généralement que la démocratie libérale connaît une régression mondiale, même si les modèles autoritaires stricts sont eux aussi en déclin.

Autoritarisme compétitif : Manipulation institutionnelle dans des systèmes semi-libres

Dans les régimes d’autoritarisme compétitif, des institutions démocratiques formelles existent, les élections ont lieu régulièrement et sont en général exemptes de fraude manifeste.

Cependant, les dirigeants violent systématiquement les normes démocratiques, empêchant ces systèmes de répondre aux critères minimaux de la démocratie.

Sans être pleinement autocratiques, ces régimes exploitent les ressources de l’État, contrôlent les médias, recourent au harcèlement juridique et à la répression sélective pour affaiblir l’opposition.

Contrairement à d’autres régimes hybrides, l’autoritarisme compétitif se définit par une concurrence réelle mais systématiquement inéquitable.

Parmi les exemples figurent la Croatie sous Franjo Tuđman, la Serbie sous Slobodan Milošević, la Russie sous Vladimir Poutine (avant 2012), l’Ukraine sous Leonid Kravtchouk et Leonid Koutchma, le Pérou sous Alberto Fujimori, Haïti après 1995, ainsi que l’Albanie, l’Arménie, le Ghana, le Kenya, la Malaisie, le Mexique et la Zambie dans les années 1990.

Dans ces contextes, l’opposition conserve la capacité de contester les dirigeants en place—et même, à l’occasion, de remporter des élections.

Autoritarisme électoral : Maintien du pouvoir derrière une façade démocratique

L’autoritarisme électoral désigne des régimes où des élections multipartites ont lieu régulièrement, mais sont structurellement biaisées et manquent de véritable compétitivité.

cover of the book Electoral Authoritarianism- The Dynamics of Unfree Competition

Des partis d’opposition et des institutions existent en apparence, mais les dirigeants manipulent les médias, sapent l’indépendance judiciaire et exploitent les ressources de l’État pour conserver le pouvoir.

Ces régimes conservent une façade démocratique tout en exerçant un contrôle autoritaire, utilisant les élections et la fraude comme des instruments de domination plutôt que de responsabilité.

Dans certains cas—comme Noursoultan Nazarbaïev au Kazakhstan, Alyaksandr Loukachenko en Biélorussie, Ilham Aliyev en Azerbaïdjan et la Russie sous Vladimir Poutine (après 2012)—ce modèle a évolué vers des régimes personnalistes hégémoniques.

Ces régimes sont plus autoritaires que les régimes d’autoritarisme compétitif : les élections y sont symboliques, l’opposition est marginalisée et il n’y a aucune réelle possibilité d’alternance.

Légalisme autocratique : Institutionnalisation du pouvoir autoritaire

Le légalisme autocratique désigne une forme de gouvernance dans laquelle des dirigeants élus utilisent des instruments juridiques et constitutionnels pour consolider un pouvoir autoritaire. Ces autocrates gagnent les élections, puis manipulent les lois afin d’affaiblir l’opposition, de contrôler les médias et de réécrire les constitutions, transformant des pratiques auparavant inconstitutionnelles en normes légales.

Santiago Abascal et Viktor Orbán, deux figures emblématiques du tournant illibéral en Europe. Image du domaine public.

Cette stratégie maintient une apparence de légitimité démocratique tout en affaiblissant les contre-pouvoirs exécutifs. Une fois le soutien populaire affaibli, le système juridique a déjà été biaisé, vidant la démocratie de sa substance et éliminant les moyens réels pour les citoyens de contester le pouvoir. En Hongrie, le gouvernement de Viktor Orbán a réécrit la Constitution en 2011 après avoir obtenu une majorité des deux tiers, permettant l’adoption de lois cardinales pour ancrer l’agenda de Fidesz.

Les réformes judiciaires ont consisté à abaisser l’âge de la retraite afin de remplacer les juges seniors par des fidèles, et à créer un Bureau judiciaire national contrôlé par le parti, centralisant l’autorité et compromettant l’indépendance de la justice.

En Pologne, le parti Droit et Justice (PiS) a mis en œuvre des changements similaires : abaissement de l’âge de la retraite des juges de la Cour suprême, affaiblissement du Tribunal constitutionnel et du Conseil national de la magistrature—afin de consolider le pouvoir exécutif. Le légalisme autocratique n’est pas un type de régime, mais un processus par lequel un régime devient moins démocratique. Il peut émerger au sein de l’autoritarisme compétitif et évoluer vers l’autoritarisme électoral.

Recul démocratique : Trajectoires progressives du déclin institutionnel

Le recul démocratique désigne une transition des effondrements de régime spectaculaires vers une érosion progressive, légale et souvent subtile des institutions démocratiques.

Former Ecuadorian President Rafael Correa addressing the National Assembly. Correa’s presidency is cited as a case of executive aggrandisement, where legal reforms ans illiberalism were used to expand presidential power while maintaining a democratic façade.
L’ancien président équatorien Rafael Correa s’adresse à l’Assemblée nationale. La présidence de Correa est souvent citée comme un exemple d’aggrandissement du pouvoir exécutif, dans lequel des réformes légales ont été utilisées pour étendre le pouvoir présidentiel tout en conservant une façade démocratique. Photo de l’Assemblée nationale de l’Équateur (CC BY-SA 2.0).

Plutôt que par des coups d’État militaires ou des fraudes électorales manifestes, le recul démocratique actuel se produit généralement à travers des coups promissoires, l’expansion du pouvoir exécutif et la manipulation électorale stratégique. Dans les coups promissoires, les acteurs justifient la destitution de dirigeants élus comme une mesure temporaire pour restaurer la démocratie—des promesses rarement tenues.

L’illibéralisme constitue une idéologie structurée, cohérente et dangereuse. 

Par exemple, au Honduras (2009), le président Manuel Zelaya a été évincé, suivi d’élections qui ont favorisé la coalition à l’origine du coup d’État.

Des schémas similaires sont apparus aux Fidji (2006) sous Frank Bainimarama, qui a gouverné par décret jusqu’en 2014 ; en Gambie (1994, Yahya Jammeh) ; au Pakistan (1999, Pervez Musharraf) ; à Madagascar (2009, Andry Rajoelina) ; et en Haïti (1991, Jean-Bertrand Aristide), où les résultats électoraux formels masquaient un déclin démocratique.

L’expansion du pouvoir exécutif, forme plus répandue, consiste à élargir légalement les pouvoirs de l’exécutif tout en affaiblissant les contre-pouvoirs institutionnels. Des dirigeants comme Recep Tayyip Erdoğan (Turquie), Rafael Correa (Équateur), Abdoulaye Wade (Sénégal) et Viktor Ianoukovytch (Ukraine) ont utilisé des réformes constitutionnelles, des restructurations judiciaires et le contrôle des médias pour consolider leur pouvoir tout en conservant une façade démocratique. Cette forme est étroitement liée au légalisme autocratique.

Un troisième mécanisme, la manipulation électorale stratégique, favorise subtilement les dirigeants en place—par des ajustements juridiques dans la réglementation des médias, des restrictions aux candidatures et l’usage abusif des ressources de l’État—sans recourir à une fraude manifeste. Ces pratiques sont essentielles au fonctionnement des régimes d’autoritarisme compétitif. En Turquie et en Équateur, ces stratégies ont renforcé l’expansion du pouvoir exécutif, préservant la légitimité électorale tout en affaiblissant la concurrence réelle.

Le moteur idéologique : Ce qui alimente la dynamique des régimes hybrides

Nous observons des chevauchements notables entre ces concepts : le légalisme autocratique peut évoluer vers un autoritarisme compétitif ou électoral ; l’expansion du pouvoir exécutif et le légalisme autocratique sont étroitement liés ; et la manipulation électorale stratégique reprend des traits de l’autoritarisme compétitif.

Certains termes sont synchroniques ou transversaux, identifiant un continuum qui classe les régimes hybrides sur un spectre d’autoritarisme (ex. : autoritarisme compétitif vs. électoral). D’autres sont diachroniques ou longitudinaux, mettant l’accent sur un processus de consolidation autocratique (légalisme autocratique) ou de déclin démocratique (recul démocratique). Malgré ces distinctions, ces concepts sont souvent utilisés de manière interchangeable.

L’illibéralisme est un concept clé pour comprendre les transformations en cours dans les régimes démocratiques comme dans les régimes autoritaires.

Fondamentalement, en se concentrant uniquement sur le type de régime, ces quatre concepts tendent à négliger l’idéologie, qui peut pourtant être le véritable moteur de leur nature hybride. Le régime hybride structuré par l’illibéralisme est volontairement flou, ce qui lui permet de couvrir un large spectre allant de l’autoritarisme compétitif à l’autoritarisme électoral. L’illibéralisme est conçu à la fois comme un type de régime, observable à un moment donné, et comme un processus d’hybridation.

Sa principale contribution réside dans sa capacité à articuler une idéologie « épaisse », empruntée aux débats sur le populisme. Une idéologie épaisse désigne un système de croyances vaste et cohérent offrant une vision morale et politique globale de la société. Elle comprend des convictions fondamentales sur la justice, le pouvoir, la nature humaine et la gouvernance, influençant à la fois le comportement politique et les politiques publiques.

Reconnaître les enjeux : L’illibéralisme comme force politique cohérente

L’illibéralisme est un concept clé pour comprendre les transformations en cours dans les régimes démocratiques et autoritaires. Une étude récente a mis au point une méthode permettant de mesurer l’ampleur de l’idéologie illibérale dans environ soixante partis politiques européens, à partir de leurs positions explicites sur le genre et l’immigration.

De manière plus générale, le ciblage répété de certains groupes—femmes, personnes LGBT+, minorités ethniques et religieuses, personnes issues de l’immigration, personnes en situation de handicap, classes populaires, journalistes, ONG et intellectuels—s’explique par une idéologie sous-jacente, à la fois nativiste et patriarcale. Cette vision du monde s’oppose à la laïcité et à l’État-providence, tout en promouvant un État fort et un modèle économique favorable aux intérêts des élites et des grandes entreprises.

À la lumière des efforts récents pour harmoniser les définitions de l’illibéralisme, il n’est plus défendable de le considérer comme un concept vague ou inutile sur le plan analytique. L’illibéralisme constitue une idéologie structurée, cohérente et dangereuse. Bien qu’il soit plus juste de l’associer à un type de régime qu’à la démocratie elle-même, le réduire à un simple euphémisme de l’autoritarisme est trompeur.

Un régime illibéral est une forme hybride—qui peut prendre la forme d’un autoritarisme compétitif ou électoral, et évoluer à travers des processus tels que le légalisme autocratique ou le recul démocratique. Un régime est considéré comme illibéral uniquement lorsqu’il s’appuie, en tout ou en partie, sur les cinq piliers idéologiques définis par Demias Morisset : la nation, la religion, la famille, le décisionnisme et le marché.

Empreinte mondiale : Cartographie des pratiques et discours illibéraux

En s’appuyant sur les travaux de Schafer, Wagner et Yavuz (2025) sur les partis politiques, il est essentiel d’élargir l’identification de la pensée illibérale au-delà des branches exécutives, en explorant sa présence dans les administrations publiques et les entités privées. Des recherches académiques ont analysé la diffusion des idées illibérales dans les médias européens, ainsi que dans des contextes non européens. Néanmoins, certains pays—notamment la France—restent peu étudiés à cet égard.

À l’inverse, pour mieux comprendre les pratiques et les discours des régimes illibéraux, il serait pertinent de se pencher sur des pays autres que ceux déjà largement étudiés comme la Hongrie et la Pologne. D’autres cas pertinents incluent la Roumanie, la Russie, Israël, la Chine, l’Inde, Singapour et les Philippines, ainsi que plusieurs pays du Sud global et les États-Unis. L’Afrique et l’Amérique du Sud, par exemple, restent peu explorées.

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Chercheuse postdoctorale à l’Audencia Business School, elle travaille actuellement sur le projet PODTrust portant sur la communication numérique et la confiance politique. Ses recherches précédentes à Sciences Po Paris portaient sur les récits médiatiques autour de l’immigration, du terrorisme et du voile islamique en France, en comparant les médias traditionnels avec les plateformes sociales dans divers contextes nationaux.