La radicalisation djihadiste : Enjeux et perspectives

À propos du livre Penser la radicalisation djihadiste. Acteurs, Théories, Mutations, Presses Universitaires de France, 2022. (Préface de Marc Sageman). Prix Louis Massignon 2023, Prix AISLF 2024.

Elyamine Settoul
Elyamine Settoul
La Tour Eiffel illuminée après les attentats de novembre 2015 à Paris, symbolisant le deuil, la solidarité et la résilience face au terrorisme. Photo de Yann Caradec.

Une enquête sur la radicalisation au plus près du terrain

Le terme « radicalisation » fait depuis deux décennies l’objet d’une littérature exponentielle, à mesure de son investissement par les sciences sociales et le champ politico-médiatique. Bien que sujet à de nombreuses controverses académiques, il s’est largement imposé, autant dans les débats publics que dans l’arène médiatique.

Réalisée à partir d’une enquête menée dans douze prisons françaises auprès de condamnés pour faits en lien avec le terrorisme, entre 2018 et 2022, cet ouvrage apporte des outils théoriques destinés à affiner la compréhension de l’engagement djihadiste tel qu’il s’est cristallisé au cours de la dernière décennie. La délimitation temporelle choisie (2012-2022) correspond à un cycle décennal de violences s’étalant de l’affaire Merah en mars 2012 au meurtre du militant indépendantiste corse Yvan Colonna par Franck Elong Abé en mars 2022.

Notre regard s’est focalisé sur la « boite noire » que représentent les conditions empiriques de réceptivité et d’adhésion à ces mouvances idéologiques.

Au-delà de l’écume émotionnelle, Penser la radicalisation djihadiste. Acteurs, Théories, Mutations interroge sur ce que ce phénomène intrinsèquement hétérogène nous révèle des tendances de fond et des évolutions sociopolitiques qui caractérisent la société française. Le cœur de la réflexion vise à examiner et critiquer les limites de la littérature existante ainsi que les débats scientifiques relatifs à l'épineuse question de la radicalisation djihadiste.

Une littérature exponentielle

Avec la massification des violences djihadistes post-2015, la radicalisation djihadiste est devenue en quelques années un objet d’étude occupant une place significative pour ne pas dire centrale au sein de la recherche française en sciences sociales. On compte aujourd’hui plusieurs dizaines de milliers d’articles scientifiques consacrés à ce sujet. Des variables d’engagement aux processus de désengagement en passant par l’influence des outils numériques dans les stratégies de recrutement, l’objet a été appréhendé sous des angles très éclectiques et par des disciplines aussi diverses que la sociologie, la science politique, la psychologie, l’anthropologie, la psychanalyse ou encore l’islamologie.

 La collecte et l’analyse des données de terrain nous ont permis de dégager une typologie à cinq entrées des processus de djihadisation. 

A l’instar des Etats-Unis après le 11 septembre 2001, les préoccupations sécuritaires ont généré un intérêt croissant et favorisé par là même une multiplication des opportunités de financement permettant ainsi d’approfondir les connaissances sur le sujet. En France plus qu’ailleurs, la thématique de la radicalisation djihadiste a provoqué un sentiment de malaise particulièrement fort parmi la population.

Ceci s’explique en premier lieu par l’effet de sidération consécutif au niveau de violence inédit atteint sur le territoire national (255 morts pour la seule période 2014-2020), mais également par le fait qu’elle était directement reliée à un objet religieux qui, dans le contexte hexagonal, cristallise toujours des débats passionnés. La montée en puissance de mouvements identitaires et populistes en France ainsi que dans une large partie de l’Europe conjuguée à la surmédiatisation de controverses liées à l’islam ajoutent un peu plus de trouble à l’analyse.

Un éclatement des processus de djihadisation

Une des hypothèses de sens directrices de notre investigation est que la massification et la diversification sociologique des profils de djihadistes, favorisée notamment par le projet califal de l’Etat Islamique, impose d’élargir le champ de la réflexion et de rompre de manière définitive avec les approches théoriques monocausales qui ont par trop dominé le débat académique français au cours de la dernière décennie.

Des personnes rendant hommage devant le théâtre du Bataclan après les attentats de novembre 2015 à Paris, symbolisant l'impact de la radicalisation et le deuil de la nation.
L'ancien Secrétaire général Ban Ki-moon rend hommage aux victimes de l'attentat terroriste du 13 novembre au Bataclan à Paris. Photo de Eskinder-ONU (CC BY-NC-ND).

Bien qu’heuristiquement pertinents, les différents paradigmes théoriques mobilisés par les chercheurs ont eu tendance à imposer des grilles de lecture qui réifiaient un phénomène social et politique fondamentalement hétérogène. La plupart des systèmes explicatifs développés par les chercheurs ont eu tendance à vouloir valider des cadres analytiques préexistants.

Ainsi, les auteurs aux approches culturalistes ou néo-orientalistes ont focalisé leur regard sur les traits spécifiques et irréductibles de l’Islam en prônant implicitement ou explicitement la reconnaissance d’une sorte de djihadologie afférente, calquée sur le modèle de la soviétologie. Les sociologues critiques ou influencés par les postcolonial studies ont essentiellement mis l’accent sur les rapports de domination entre nations occidentales et pays du Sud ou encore sur les discriminations affectant les populations occidentales de culture musulmane (racisme, négrophobie, islamophobie...).

La plupart des systèmes explicatifs développés par les chercheurs ont eu tendance à vouloir valider des cadres analytiques préexistants.

Les spécialistes des mouvements sociaux ont proposé des lectures en termes de militantisme politique tandis que les psychologues ont sondé la psyché de ces derniers en tentant d’identifier d’éventuelles failles constitutives de leur personnalité (identitaires, narcissiques, affectives etc...). Or, par son désir de territorialisation et le degré de sophistication de sa communication, l’engagement djihadiste prôné par l’Etat Islamique ne saurait être exclusivement cantonné à l’une ou l’autre de ces catégories.

A rebours d’approches consistant à appliquer et valider un modèle théorique préexistant sur une réalité sociale inédite, notre démarche vise plutôt à partir des multiples configurations directement observables sur le terrain et à décrire la multiplicité des points d’entrée vers des processus de djihadisation. Cette approche méthodologique laissant ainsi place à l’inattendu voire aux surprises. Selon cette stratégie, notre regard s’est focalisé sur la « boite noire » que représentent les conditions empiriques de réceptivité et d’adhésion à ces mouvances idéologiques.

Le pentagone théorique de la djihadisation

Appliqué à notre objet d’étude, ce principe consistait à partir de l’hétérogénéité des trajectoires sociales observées empiriquement et d’en dégager une classification idéal-typique cohérente. La collecte et l’analyse des données de terrain nous ont permis de dégager une typologie à cinq entrées des processus de djihadisation. Cette catégorisation intitulée « pentagone théorique de la djihadisation » rend compte de la pluralité des modalités d’entrée des acteurs dans des comportements en rupture avec l’ordre social et qui ont souvent (mais pas systématiquement) pour projet la subversion d’un ordre politique.

L’exploration de ces formes d’activisme à « haut risque » met en exergue cinq processus fondés sur la dévotion, l’émotion, la politisation, la manipulation et enfin la pulsion. Chaque vecteur d’engagement fédère des acteurs dont les parcours et les personnalités nous ont paru suffisamment homogènes et cohérents pour pouvoir les qualifier de logiques de djihadisation. Dans la mesure du possible, nous nous sommes efforcés d’analyser l’articulation entre les cadres de socialisation, les évènements biographiques vécus par les acteurs (rencontres, ruptures, blessures psychiques, traumatismes psychologiques, chocs moraux.) et leurs bagages socioculturels. Quand cela était possible (rarement) nous avons exploré leur environnement social et familial. Cette classification idéal-typique n’est ni figée ni exclusive de phénomènes de superpositions et d’enchevêtrements entre les différents groupes identifiés.

L’un des enseignements majeurs de l’éclatement de ces formes d’engagement est le constat d’une dynamique d’autonomisation du djihadisme. Pour élargir au maximum sa base combattante, l’EI a en effet mis sur pied une propagande et des stratégies de recrutement qui ne font plus de la socialisation salafiste ou même de l’orthopraxie religieuse un marqueur structurant ou pertinent de l’engagement, celui-ci étant parfois implicitement validé dans la production scientifique.

En ce sens, si salafisme et djihadisme continuent de puiser dans un socle commun de références idéologiques, les spécialistes du recrutement de l’entité califale ont, selon nos observations, réussi à désarticuler les deux tendances à un niveau inédit. Cette désagrégation s’est traduite par l’attraction de profils de sympathisants extrêmement disparates en termes de parcours sociaux et de degré de religiosité. Constat qui invite non seulement à penser le djihadisme sous l’angle d’une mosaïque sociologique fondamentalement hétérogène mais également à développer des dispositifs de désengagement en adéquation avec les vecteurs d’engagement.

Comment citer cet article

Settoul, E. (29 août 2024). La radicalisation djihadiste : Enjeux et perspectives. Politics and Rights Review. https://politicsrights.com/fr/radicalisation-djihadiste-enjeux-perspectives/

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Professeur associé et chef du département 'Défense et Société' à l'IRSEM. Ses recherches portent sur la sociologie militaire, l'ethnicité, l'immigration et la région MENA. Il est l'auteur de nombreux articles et de deux livres, dont Penser la radicalisation djihadiste, lauréat du Prix Louis Massignon (2023) et du Premier Prix du Livre de l'Association Internationale des Sociologues de Langue Française (2024).