Égalité, différence et droits des enfants
Les deux dernières décennies ont entraîné des changements radicaux dans la manière dont les enfants sont traités en matière de droits. La Convention des Nations Unies relative aux droits de l'enfant (CDE), la Convention la plus largement ratifiée de la famille des Nations Unies (tous les 196 pays, à l'exception des États-Unis, l'ont ratifiée), est un jalon dans la lutte pour un monde plus juste pour les enfants. Ils sont considérés comme des égaux moraux, ayant le droit de détenir des droits quel que soit leur âge, leur sexe, leur ethnie ou leur handicap. Ils ont droit au plus haut niveau de santé, à une nutrition, des soins et une éducation adéquats. Ils ont droit à la liberté d'expression, de conscience, d'association et de pensée, entre autres.
Malgré cette reconnaissance importante des enfants comme pleinement titulaires de droits, tout comme les autres, leur statut dans notre monde social et juridique n'est pas égal à celui des adultes. Une présomption de différence structure le traitement des enfants dans divers domaines de la vie. La plupart des individus de moins de 18 ans ne peuvent pas voter, choisir librement un emploi, consentir ou refuser un traitement médical, ils sont obligés d'aller à l'école, et doivent être protégés sous la tutelle d'un adulte. En bref, les enfants ne sont pas égaux aux adultes en termes de liberté et d'autonomie.
Ce traitement différentiel des enfants repose sur un large éventail de suppositions sur « qui sont les enfants » et « ce dont ils sont capables ». Nous considérons les enfants comme physiquement plus faibles que les adultes, moins capables de se défendre, plus vulnérables, plus dépendants, plus impulsifs et plus en besoin de protection.
Ces caractéristiques de l'« enfance » légitiment la nécessité de les traiter comme différents. En un sens, alors, les droits des enfants sont devenus un mécanisme pour justifier et consacrer l'hypothèse de la « différence » des enfants dans le domaine juridique. Les enfants ont droit à des droits, mais ils ont droit à des droits différents des autres : ils ont besoin de protections supplémentaires que les autres n'obtiennent pas, et certains de leurs autres droits doivent être restreints de manière qui constituerait une violation fondamentale s'ils étaient adultes.
Le fait de présumer la différence pose-t-il un problème ?
Avec ces hypothèses de départ, Childhood in Liberal Theory cherche à explorer ce qui justifie cette « différence » de l'enfance ; il vise à évaluer s'il peut y avoir des limites au traitement différentiel légal des enfants en fonction de leur reconnaissance en tant qu'égaux moraux. Les enfants sont-ils fondamentalement différents des adultes au point de justifier un traitement distinct dans la loi ? Existe-t-il une autre manière de penser l'enfance et les droits des enfants qui reflèterait davantage les principes et engagements centraux d'une société libérale ?
Malgré l'essor de la recherche philosophique sur l'enfance et les droits des enfants au cours des dernières décennies, une étude systématique sur le statut moral et politique des enfants dans la théorie libérale est absente. L'enfance dans la théorie libérale tente de réévaluer la tradition libérale des droits des enfants afin de tester si elle peut respecter ses propres principes.
En partant de l'hypothèse que les théories libérales doivent s'engager en faveur de l'égalité fondamentale et de la liberté fondamentale pour tous les individus sans discrimination, il explore si les théories libérales contemporaines de l'« enfance » et des droits des enfants respectent réellement cet engagement ou le rompent. Le livre soutient que les approches actuelles ne respectent pas les principes fondamentaux d'égalité et de liberté lorsqu'elles s'appliquent aux enfants, et propose une déconstruction radicale de l'enfance et des droits des enfants afin de ramener ces concepts dans le domaine libéral.
L'intuition centrale qui guide cette discussion est que toute théorie de la justice qui distingue catégoriquement entre enfants et adultes doit être fondamentalement erronée, en particulier dans les cadres libéraux égalitaires qui soulignent la liberté et l'égalité de traitement pour tous. Si une telle théorie restreint systématiquement les libertés des enfants et leur accorde un traitement différencié, elle doit fournir une justification solide. Comment une théorie de la justice engagée en faveur de l'égalité et de la liberté peut-elle justifier l'exclusion d'un quart de la population mondiale de ces principes ? C'est la question centrale que ce livre cherche à aborder.
Les exclusions historiques du libéralisme
Le libéralisme a une histoire de soutien à l'égalité et à la liberté tout en excluant systématiquement certains groupes en fonction de différences perçues.
Historiquement, les femmes, les minorités raciales et d'autres groupes marginalisés ont été exclus des promesses d'égalité du libéralisme sous la justification qu'ils étaient « différents » et avaient besoin de protection ou de guidance pour leur propre bien.
De même, les enfants ont été exclus de la pleine participation à la société sur la base de suppositions concernant leur vulnérabilité, innocence et manque de rationalité.
Bien que tout traitement différentiel ne soit pas intrinsèquement injuste, l'histoire de l'exclusion dans le libéralisme exige un examen plus approfondi de la manière dont les enfants sont traités dans ce cadre.
Tout comme nous rejetons désormais l'idée que les femmes ou les minorités raciales doivent être traitées différemment simplement en raison de leur sexe ou de leur race, nous devons nous interroger sur la question de savoir si le traitement différentiel des enfants est également injuste.
Le fait qu'une grande partie de la population soit traitée différemment simplement parce qu'elle est étiquetée comme « enfants » pose un défi majeur aux théories libérales de la justice.
Réévaluer l'enfance dans la théorie libérale
Ce livre soutient que les enfants ne doivent pas être catégoriquement traités comme différents des adultes. Les traits et comportements qui justifient un traitement différencié —comme la vulnérabilité, les besoins de développement et le contexte social— varient considérablement entre les individus et ne se limitent pas à l'enfance.
Par conséquent, une théorie de la justice engagée en faveur du traitement égalitaire doit évaluer les individus en fonction de leurs circonstances personnelles plutôt que des catégories larges comme « enfant » ou « adulte ».
Pour aligner le traitement des enfants avec les principes égalitaires libéraux, le livre propose un « modèle adaptatif de l'enfance ».
Ce modèle suggère que le traitement différencié doit être basé sur les conditions spécifiques de chaque individu, y compris leur vulnérabilité (cadre corporel), leurs besoins de développement (cadre temporel) et leur environnement social (cadre spatial).
Plutôt que d'appliquer des catégories rigides qui dictent des droits et des traitements séparés pour les enfants et les adultes, le modèle adaptatif prône une approche plus nuancée qui tient compte des circonstances uniques de chaque personne.
Les insuffisances des approches libérales actuelles
Le livre critique deux courants dominants de la pensée libérale sur l'enfance : les approches libérale standard et libérationniste. L'approche libérale standard justifie le traitement différencié des enfants par rapport aux adultes en se basant sur leur besoin perçu de protection et leur statut d'individus en développement. Cette approche, bien intentionnée, repose trop sur les différences qu'elle perçoit entre enfants et adultes, ce qui peut saper les principes d'égalité fondamentale du libéralisme.
D'autre part, l'approche libérationniste préconise de traiter les enfants de la même manière que les adultes, prônant des droits et des responsabilités égaux pour tous. Cependant, cette approche néglige des différences importantes qui pourraient justifier un certain niveau de traitement différencié. Par exemple, elle pourrait ignorer les vulnérabilités réelles et les besoins de développement de certains individus qui pourraient nécessiter une attention particulière.
Les deux approches, selon le livre, ne parviennent pas à s'aligner correctement sur les principes d'égalité fondamentale du libéralisme. L'approche libérale standard risque de perpétuer des exclusions injustes, tandis que l'approche libérationniste ne tient pas compte des différences nuancées qui pourraient justifier une différenciation dans le traitement. Une refonte radicale de la manière dont nous conceptualisons l'« enfance » est nécessaire pour remédier à ces insuffisances.
Le modèle adaptatif : Une nouvelle approche de l'enfance et des droits
Le modèle adaptatif propose un cadre alternatif qui dépasse les limites des théories libérales existantes. Il reconnaît que les besoins et les intérêts des individus sont façonnés par leur vulnérabilité, leur stade de développement et leur contexte social. En comprenant l'interaction complexe entre ces facteurs, le modèle adaptatif offre une manière plus précise et juste d'évaluer ce qui est dû aux individus en termes de justice.
Ce modèle remet en question l'idée que l'« enfance » est une catégorie fixe avec des traitements prédéterminés. Au lieu de cela, il propose que la justice exige que nous évaluions les circonstances uniques de chaque individu afin de déterminer les droits et le traitement appropriés qu'ils méritent. Cette approche est plus conforme aux principes de l'égalitarisme libéral, qui demandent un traitement égal et la liberté pour tous.
Le modèle adaptatif, tel que proposé, repose sur trois principes fondamentaux : les droits en tant que protecteurs des intérêts fondamentaux, l'égalité libérale de base et la non-discrimination, et la sensibilité aux cadres constitutifs. Ces principes offrent une approche complète et nuancée pour comprendre et appliquer les droits d'une manière qui réponde aux divers besoins et conditions des individus, notamment dans le contexte de l'enfance.
- Droits en tant que protecteurs des intérêts fondamentaux : Le modèle adaptatif considère les droits comme des outils essentiels pour protéger les intérêts fondamentaux des individus, allant au-delà des simples droits légaux. S'appuyant sur la théorie des capacités d'Amartya Sen, le modèle souligne que les droits doivent protéger à la fois la liberté de poursuivre des objectifs et l'accomplissement d'états de bien-être valorisés. Cette approche exige que les droits soient adaptables, garantissant que différents individus reçoivent le soutien spécifique dont ils ont besoin pour traduire ces protections légales en résultats concrets. Par exemple, bien que deux enfants puissent avoir un intérêt à recevoir une éducation, les mécanismes nécessaires pour répondre à cet intérêt peuvent varier considérablement en fonction de leurs circonstances uniques, telles que des handicaps ou des obstacles économiques.
- Égalité libérale de base et non-discrimination : Le deuxième principe est un engagement sérieux envers l'égalité libérale de base, ce qui exige que les droits soient appliqués de manière équitable, sans discrimination injustifiée. Cela signifie traiter les cas similaires de manière égale tout en reconnaissant que des circonstances différentes peuvent justifier un traitement différent. Cependant, tout traitement différencié doit être justifié par un objectif légitime et être nécessaire et proportionné. Le principe souligne également la présomption de liberté, en particulier dans le cas des enfants, qui devraient être considérés comme capables et libres sauf preuve du contraire. Par exemple, le modèle remet en question les restrictions traditionnelles concernant les droits des enfants, préconisant des critères égaux dans l'évaluation de leurs capacités et libertés, tout comme pour les adultes.
- Adaptation aux cadres constitutifs : Le troisième principe met l'accent sur l'importance de l'adaptabilité dans l'application des droits, en tenant compte des conditions corporelles, temporelles et spatiales des individus. Le modèle adaptatif reconnaît que les personnes ont des vulnérabilités diverses, des stades de développement et des contextes environnementaux qui influencent la manière dont leurs droits doivent être protégés. Cette approche exige une évaluation nuancée de la situation unique de chaque individu afin de garantir que leurs intérêts fondamentaux soient effectivement satisfaits. Par exemple, le besoin de protection et d'autonomie d'un enfant peut varier considérablement en fonction de son âge, de sa santé et de son environnement, et le modèle insiste pour que les droits soient suffisamment flexibles pour s'adapter à ces variations tout en résolvant les conflits potentiels entre différents intérêts.
Le modèle adaptatif en pratique : Quel est le problème (le cas échéant) avec le travail des enfants ?
Je voudrais conclure en présentant l'exemple du droit des enfants à travailler (tiré du chapitre 9 du livre) afin de souligner comment le modèle adaptatif fonctionnerait dans des cas particuliers. Lorsqu'il s'agit du travail des enfants, le sentiment prédominant, en particulier dans le Nord global, est une condamnation sans équivoque.
La réaction immédiate à l'idée d'enfants travaillant dans les champs, les usines ou les rues des villes est souvent une indignation morale. L'opinion conventionnelle (et juridique standard) est que les enfants doivent être protégés du travail, perçu comme nuisible à leur développement et à leur bien-être. Cependant, une perspective plus nuancée peut être proposée à travers le modèle adaptatif des droits.
L'approche standard concernant le travail des enfants (fondée sur les conventions de l'OIT relatives à l'âge minimum et aux pires formes de travail des enfants) repose sur des préoccupations concernant la vulnérabilité des enfants et leur manque d'autonomie. Ce point de vue soutient que le travail nuit intrinsèquement aux enfants en les privant de leur enfance, en freinant leur développement et en les exposant à l'exploitation.
Bien que cette perspective ait ses mérites, elle néglige souvent les contextes socio-culturels et économiques spécifiques qui façonnent les expériences des enfants avec le travail. Le modèle adaptatif suggère que le problème du travail des enfants n'est pas inhérent à l'enfance elle-même, mais est influencé par les conditions dans lesquelles les enfants travaillent. Ce modèle met l'accent sur la nécessité de répondre aux vulnérabilités situationnelles et pathogènes issues de facteurs externes, tels que les cadres juridiques et économiques, plutôt que d'imposer une interdiction générale du travail des enfants.
- Évaluation de la vulnérabilité et de l'enracinement : Le modèle adaptatif appelle à un examen plus approfondi de la vulnérabilité en ce qui concerne le travail des enfants. Selon les travaux de Wendy Rogers et autres, la vulnérabilité n'est pas simplement une caractéristique intrinsèque des individus, mais est souvent le produit de problèmes systémiques et de protections inadéquates. Par exemple, les contextes juridiques et socio-économiques dans lesquels travaillent les enfants peuvent créer ou exacerber leurs vulnérabilités. Plutôt qu'une approche universelle, les politiques devraient être adaptées pour répondre aux défis spécifiques auxquels sont confrontés les enfants qui travaillent, en tenant compte de leurs circonstances individuelles et contextuelles.
- Une approche sensible au contexte : Le Code de l'enfance et de l'adolescence de la Bolivie de 2014 fournit un exemple pratique du modèle adaptatif en action. Plutôt que d'interdire complètement le travail des enfants, la législation vise à le réglementer en garantissant des conditions de travail sûres et l'accès à l'éducation. Cette approche reconnaît que, dans des contextes de pauvreté sévère, les enfants peuvent avoir besoin de travailler, et elle se concentre sur la protection de leurs droits tout en s'attaquant aux facteurs socio-économiques qui les poussent à travailler. En légalisant et en réglementant le travail des enfants, la Bolivie cherche à équilibrer le besoin de subsistance avec la nécessité de protéger les enfants contre les préjudices et l'exploitation.
Le modèle adaptatif remet en question la vision abolitionniste traditionnelle en mettant l'accent sur l'importance du contexte social et de l'agence des enfants dans l'évaluation de la justification du travail pendant l'enfance. Il souligne que le véritable problème n'est pas le travail en soi, mais les vulnérabilités et formes d'exploitation qui découlent des conditions de travail spécifiques et des défaillances systémiques. Ce modèle préconise des politiques qui s'attaquent directement à ces vulnérabilités, en intégrant les voix et les expériences des enfants qui travaillent pour créer des solutions à la fois justes et pratiques.
Un traitement juste des enfants exige d'aller au-delà des catégories rigides et d'adopter une approche plus flexible et individualisée de la justice et des droits. Le modèle adaptatif offre un cadre qui s'aligne avec les principes fondamentaux de l'égalitarisme libéral tout en répondant aux besoins et aux circonstances uniques des enfants. En repensant la manière dont nous conceptualisons l'« enfance » et en appliquant cette compréhension à la pratique juridique et politique, nous pouvons progresser vers un traitement plus juste de tous les individus, quel que soit leur âge.
Ce travail a été développé dans le cadre du projet « VOCES: El impacto del sesgo de edad en las democracias deliberativas » du Plan National de Recherche du Gouvernement Espagnol No. PID2022-137447NB-I00..