La censure éclairée : Perspectives historiques et actuelles

À propos de : Jean-Yves Mollier, Interdiction de publier. La censure d’hier à aujourd’hui, Joinville-le-Pont, Double ponctuation, 2024, 130 pages.

Jean-Yves Mollier
Jean-Yves Mollier
Madame Anastasie, la figure allégorique de la censure, apparaît alarmée avec un bonnet de cuisinier, tenant d'énormes ciseaux qui symbolisent la répression de l'expression. Œuvre de André Gill, 1874.

Genèse du livre : Une perspective historique sur la censure

Au départ de ce livre, un essai sur la censure d’hier à aujourd’hui, de l’Antiquité romaine aux premières décennies du XXIe siècle, il y a la volonté de proposer au lecteur un recul suffisant pour mieux analyser les résurgences actuelles de celle que l’on appelait « Madame Anastasie » au XIXe siècle.

Travaillant sur ces questions depuis plus de trente ans et ayant organisé de nombreux colloques sur le thème, tant en France qu'au Québec, j'ai été sollicité en 2017 par l'Alliance internationale des éditeurs indépendants pour collaborer avec une sociologue à la rédaction d'un livre sur la censure dans le monde.

Différentes formes de censure s'étendent au-delà de la religion pour toucher aux domaines politique, économique, et de plus en plus aux sphères morales et communautaires.

Parmi ces colloques, on trouve La censure en France à l’ère démocratique (1848-…), dirigé par Pascal Ory et publié à Bruxelles par Complexe en 1997, qui rassemblait les actes d'un colloque tenu à Bourges en 1994, puis La censure de l'imprimé. Belgique, France, Québec, Suisse romande, XIXe et XXe siècles, dirigé par Pascal Durand, Pierre Hébert, Jean-Yves Mollier et François Vallotton, publié à Montréal par les Éditions Nota Bene en 2006, qui présente les résultats du colloque de Saint-Quentin-en-Yvelines tenu en 2002, et enfin Les censures dans le monde. XIXe-XXIe siècle, dirigé par Laurent Martin, qui rassemble les actes du colloque de Paris organisé en 2014.

En amont de ce volume, l’Alliance devait interroger plusieurs dizaines d’éditeurs, anglophones, francophones, hispanophones, lusophones, arabophones et persanophones, répartis sur tous les continents, afin de recueillir leurs témoignages sur les multiples formes que revêtait la censure des livres dans leur pays.

Un projet transformé par les circonstances

Par suite de la défection de la sociologue, le projet a dû être abandonné sous sa forme primitive mais il demeurait des centaines d’heures d’interviews d’acteurs de terrain susceptibles de venir enrichir une étude nourrie à d’autres sources.

Outre les trois colloques cités, j’avais organisé une recherche à Rome, dans les archives de l’Index librorum prohibitorum, partiellement publiée en 2009 (Littérature et censure au XIXe siècle), et préparé, avec des collègues de mon laboratoire, le Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines de l’université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, un numéro de la revue Ethnologie française publié en 2006 : « De la censure à l’autocensure ».

Enfin, la rédaction du livre paru en 2014 et intitulé La mise au pas des écrivains. L’impossible mission de l’abbé Bethléem au XXe siècle m’avait permis d’accumuler un certain nombre de matériaux utiles pour éclairer la censure religieuse en Occident de la fin du Moyen Âge à nos jours.

Les multiples visages de la censure

L'idée de proposer une synthèse se heurtait cependant à la nécessité de disposer de documents portant sur les diverses formes de censure, non seulement religieuses, mais aussi politiques, économiques et, de plus en plus, morales et communautaires, émanant de groupes humains. Il convient de mentionner notamment les communautés LGBTQIA+ (Lesbiennes, Gays, Bisexuels, Transgenres, Queer, Intersexes, Asexuels) et BIPOC (Noirs, Autochtones et personnes de couleur), défendant pied à pied leurs positions, et refusant de continuer à être des victimes passives de discriminations les plus diverses.

Pour ce qui touchait aux censures mises en œuvre par les États au cours de leur histoire, mon métier d’historien me fournissait de multiples exemples et l’organisation de l’exposition de la BnF intitulée « Ne les laissez pas lire ! », en 2019, en avait fourni bien d’autres propres à l’espace français.

Dans le monde arabo-musulman et au-delà, l'homosexualité est encore sévèrement réprimée, tout comme l'athéisme, l'apostasie et le blasphème.

Les censures économiques, apparues plutôt au XXe siècle et toujours présentes au suivant, occupaient moins la une des médias mais les travaux sur l’édition dans le monde, du XVIIIe siècle à nos jours, offraient de nombreux cas de figure que l’on pouvait aisément examiner. Enfin, pour ce qui concernait les notions polémiques de « politiquement correct », de « cancel culture », « d’appropriation culturelle » et de « wokisme », la littérature était plus qu’abondante, tant en Amérique du nord qu’en Europe.

Il restait cependant à essayer de couvrir le monde arabo-musulman, l’Afrique et l’Asie, et c’est là que le témoignage des éditeurs contemporains s’est révélé décisif, de même que les médias pour tout ce qui relève des exactions commises tant par l’islamisme radical que par l’hindouisme et le bouddhisme dans certaines régions du monde ou encore par les courants évangéliques sur le continent américain et en Afrique.

Mon ambition était en effet de couvrir un large éventail de censures afin d’éviter tout schématisme ou une focalisation excessive sur telle ou telle forme de volonté d’effacer les traces de son ennemi. Ainsi, pour parler de la destruction des magnifiques Bouddhas de Bâmiyân par les talibans afghans en 2001 ou des destructions massives de monuments perpétrés par Daesh à Mossoul en Irak en 2014-2015, ai-je tenu à rappeler que la pièce de Corneille intitulée Polyeucte mettait en scène un jeune chrétien iconoclaste condamné à mort en raison de sa rage à détruire les statues des divinités romaines.

De même, les législations en vigueur dans les 22 États membres de la Ligue arabe qui refusent ce qu’ils appellent « l’apostasie » et le « blasphème » ont pour corollaire le martyre subi au XVIIIe siècle, en France, par le jeune chevalier de La Barre pour avoir refusé d’enlever son chapeau au passage d’un cortège religieux.

 Si comparaison ne vaut pas raison, comme dit l’ancien adage, la mise en relation ou en perspective de crimes ou d’actes odieux, commis à des époques différentes dans des pays très éloignés les uns des autres, permet de ne pas céder à un réflexe essentialiste. Pour le dire crûment, l’Islam n’est pas plus, mais pas moins, responsable de ses dérives que le christianisme des guerres de religion du XVIe siècle ou le bouddhisme qui persécute aujourd’hui les populations Rohingya au Myanmar (Birmanie).

 La censure à travers les âges

Organisé thématiquement, mais en respectant la chronologie, le livre présente d’abord la censure comme un phénomène universel qui se décline sous des formes particulières. Aussi part-on de la censure religieuse apparue à Rome en 443 avant Jésus-Christ et très présente en Occident au temps où l’Inquisition régnait en maîtresse absolue.

Le livre présente la censure comme un phénomène universel qui se manifeste sous des formes spécifiques.

Le Québec en sait quelque chose et son épais Dictionnaire de la censure au Québec, publié en 2006, offre un excellent aperçu sur ce que les forces les plus conservatrices d’un pays peuvent faire lorsqu’elles sont en mesure d’exercer leur pouvoir ou leur tutelle sur l’école, les bibliothèques, le théâtre et le cinéma.

La censure politique est cependant, encore aujourd’hui, l’arme la plus répandue dans le monde et aucune dictature, pas plus qu’aucun totalitarisme, n’ignore ou n’a ignoré l’importance du contrôle de l’information.

Les exemples de répression des auteurs de samizdat en Union soviétique et dans les démocraties populaires, du département de police au Brésil à l’époque de Getulio Vargas, de la Chine du XXIe siècle qui pratique le contrôle social, sont passés en revue. Mais cette seconde partie n’oublie pas pour autant le pays de Donald Trump où de nombreux États font la chasse aux livres présents dans les bibliothèques des écoles, ou le Conseil scolaire catholique francophone de Providence en Ontario qui avait décidé, il y a peu, de détruire 5 000 livres par le pilon parce qu’il les jugeait irrespectueux envers les premières nations.

Moralité et mouvements sociaux : Nouveaux fronts de la censure

La troisième partie s’intéresse aux censures morales qui ont refleuri dans les années 1980 et qui n’ont cessé de s’étendre depuis cette sorte de contre-révolution qui entendait revenir sur l’hédonisme et le culte de la liberté absolue des années 1960-1970. Tout naturellement, on aborde ici les questions qui préoccupent au plus haut point l’Amérique du nord : le « politiquement correct », la « cancel culture », « l’appropriation culturelle » et le « wokisme ».

Tout en précisant que ces mouvements sont apparus d’abord comme des tentatives légitimes de défendre les droits de minorités ou de communautés victimes de préjugés ou de législations rétrogrades – l’homosexualité n’a été dépénalisée en France qu’en 1982 – l’étude montre aussi les impasses auxquelles elles peuvent aboutir.

Si le « N-word » n’est plus tolérable ni toléré aux États-Unis, pays ou l’esclavage puis la ségrégation raciale ont marqué durablement les esprits, en France, interdire l’usage du mot « nègre » reviendrait à prohiber la lecture de Candide de Voltaire où le chapitre intitulé « Le nègre de Surinam » se termine par ce plaidoyer implacable contre le colonialisme : « C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe ».

De même, Sales nègres , le magnifique poème du Haïtien Jacques Roumain paru dans le recueil Bois d’ébène en 1946 ne pourrait plus appeler les opprimés et les damnés de la terre, pour parler comme Franz Fanon, à la révolte. Il convient de rappeler que dans son livre le plus connu, Les damnés de la terre, le Martiniquais Franz Fanon utilise sans aucune retenue ni gêne les termes « nègre » et « bicot », persuadé que la violence contenue dans ces termes employés péjorativement par les colons ne peut qu'aider à la prise de conscience de ses lecteurs. Si la "cancel culture" s'attaquait à cette œuvre phare du tiers-mondisme, il faudrait supprimer des centaines d'occurrences de ces termes.

L’impact de la technologie sur la censure : Défis actuels

La dernière partie de l’étude porte sur les censures économiques, les plus hypocrites et les plus masquées mais sans doute les plus dangereuses en raison de la domination des GAFAM et de la puissance des réseaux sociaux.

Les poursuites-bâillons et les procès en diffamation utilisés massivement au Canada et en France contre les lanceurs d’alerte, la violence exercée contre Julian Assange et Edward Snowden, n’ont qu’un but : intimider tous ceux qui seraient tentés de les imiter.

Certes des collectifs de journalistes ont trouvé la parade appropriée et la publication des « Panama papers » a été rendue possible par des collaborations internationales, mais les grandes firmes du type Amazon, Google, Apple ou Facebook (Meta) n’entendent pas se soumettre aux obligations légales destinées à protéger l’individu contre la prolifération des « fake news » ou celle des images à sensation.

Ainsi, l’exposition des jeunes à la violence est-elle interprétée différemment par Facebook quand il s’agit d’interdire la reproduction de L’Origine du monde, le tableau de Gustave Courbet, mais d’autoriser la projection de scènes de décapitation mises en ligne par Daesh au nom de la liberté d’informer.

Vers une nouvelle ère de censure : Réflexions et défis futurs

La conclusion d’Interdiction de publier rappelle que la censure est un phénix toujours renaissant et que, si « Madame Anastasie » a été représentée par le caricaturiste Gill en 1874 comme une vieille femme presque sourde et aveugle, tenant à la main d’énormes ciseaux, c’est qu’elle essaya d’émasculer toute pensée créatrice lorsqu’elle sévissait de façon légale en France.

Au Royaume Uni et aux États-Unis, la législation sur l’obscénité, jamais définie au demeurant, pesa d’un poids très lourd sur les écrivains et les cinéastes jusqu’aux années 1960, et, dans le monde arabo-musulman, voire au-delà, l’homosexualité est toujours sévèrement réprimée, comme l’athéisme, l’apostasie et le blasphème.

Dans ces conditions, les auteurs et leurs éditeurs éprouvent bien des difficultés à trouver des espaces de liberté, ce qui n’empêche pas les Iraniens de lire les publications des éditeurs de l’exil, ou les Chinois de naviguer avec une relative aisance dans les interstices du web. Des associations existent, notamment en Amérique du Nord, qui aident les individus et les groupes à se défendre contre les censures mais le livre se clôt sur un constat sévère, celui de la recrudescence des censures dans le monde.

Comment citer cet article

DOI: 10.5281/zenodo.10981987

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Professeur émérite d'histoire contemporaine, à l'université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines (Université Paris-Saclay). Il a cofondé puis dirigé le Centre d'histoire culturelle des sociétés contemporaines. Auteur de nombreux livres portant sur l'histoire du livre, de l'édition et de la lecture, il est traduit dans de nombreuses langues.