Ces dernières années, les dirigeants politiques du monde nord-atlantique ont insisté sur l’importance de renforcer la « laïcité », souvent présentée comme une séparation entre une religion jugée indésirable et une sphère publique et politique partagée, en réponse à ce qui est perçu comme une diversité croissante, un radicalisme, voire un terrorisme local.
Les gouvernements de France et du Québec, au Canada, ont concentré leurs efforts législatifs sur la restriction de certains symboles religieux, notamment ceux qui expriment la modestie chez les femmes musulmanes. Secular Sensibilities interroge, en opposition à ces restrictions, comment sont imaginés les corps et les sensibilités laïques désirables ? Quelles sont les attentes corporelles, morales, affectives et émotionnelles généralement associées à un corps laïque idéalisé ?
Les régimes laïques contemporains en France et au Québec exigent de plus en plus de marqueurs visibles permettant de distinguer les « bons » sujets laïques des sujets religieux perçus comme suspects.
Le livre adopte une approche « en ombres » ou indirecte pour cartographier les sensibilités laïques de manière ethnographique et binationale chez des interlocuteurs d’origine algérienne vivant en dehors de Paris, en France, et à Montréal, au Québec, à travers leurs interactions avec ces États au moment du mariage civil. J’ai également voyagé deux fois avec des interlocuteurs en Algérie dans le cadre de mariages. Les contextes socioéconomiques et les histoires migratoires divergents façonnent les personnes d’origine algérienne vivant dans cette banlieue parisienne et à Montréal. Pour situer plus précisément les pratiques matrimoniales dans les matrices historiques plus larges des colonialismes et de la colonialité, j’ai uniquement interrogé des participants d’origine algérienne.
En surface, la zone de contact du mariage civil peut sembler anodine, mais ces «moments de contact» sont révélateurs.moments of contact” are revelatory.
Des lois en France qui visent à limiter les «fraudes amoureuses» et au Canada qui ciblent les «mariages de mauvaise foi» ont cherché à réduire la réunification familiale frauduleuse par le biais du mariage.
Le contrôle de l’État sur les intimités émotionnelles, sexuelles et financières est particulièrement strict pour les couples dont les unions sont arrangées et pour lesquels l’enjeu de la citoyenneté est central.
En France et au Canada, les agents administratifs enquêtent sur les mariages entre citoyens et migrants pour en vérifier la sincérité, examinant des éléments tels que des photographies, des messages, des rituels de mariage ou le comportement, et, en France, en effectuant des visites domiciliaires inopinées. Pour certains couples d’origine algérienne que j’ai interrogés, l’amour romantique devient une mise en scène, correspondant à ce que Lauren Berlant appelait la fantaisie nationale de la « citoyenneté intime ».
Par exemple, en juillet 2016, j’ai eu l’occasion d’assister au mariage d’« Amel », 25 ans, et d’« Yacine », 26 ans, à Ghazaouet, en Algérie. Amel est née en France et est une musulmane pratiquante. Elle a décrit son union avec ce mari transnational « traditionnel » comme « destinée » (ou, en arabe, mektoub). Dans ses lois migratoires relatives à la réunification familiale de personnes hors de l’Union européenne, l’État français présume qu’Amel doit être protégée de la pratique religieuse patriarcale sur laquelle repose cette union.
Cependant, dans mon interprétation, ce qui comptait le plus pour elle dans son désir de cette union transnationale était son cosmopolitisme, enraciné dans les liens familiaux avec Ghazaouet. Son père et son frère aîné ont également épousé des femmes de cette ville ; la grand-mère maternelle d’Amel est la voisine immédiate des parents de Yacine. Le désir pour le Bled (mot arabe désignant le pays d’origine) ne saurait être réduit à la religiosité ; leur union doit être replacée dans des circuits coloniaux de longue durée. La pensée de Quijano sur la colonialité du pouvoir constitue un outil pertinent pour analyser les expériences d’amour et de désir au sein de ces matrices historiques du colonialisme et de la laïcité. Amel complexifie ainsi l’idée libérale selon laquelle l’amour romantique serait inconciliable avec la parenté, la religiosité ou la piété religieuse.

Plus précisément, et de manière inattendue, à partir des récits de 187 interlocuteurs interviewés entre 2011 et 2019, j’observe que la surveillance de l’amour et du romantisme dans le mariage civil en France et au Canada/Québec constitue une articulation subtile mais significative des « sensibilités laïques ». Le romantisme devient un substitut des valeurs libérales telles que l’individualisme, le libre choix et l’émancipation sexuelle des femmes, toutes perçues comme étant entravées par la « religion ».
Au-delà des logiques étatiques de suspicion visant souvent des personnes non nationales et racisées, les attentes performatives autour du romantisme dans le mariage civil reflètent aussi une culture de consommation omniprésente (et plaisante). Il n’y a aucune remise en question du consumérisme exacerbé ni des rituels hétéro-patriarcaux également présents dans de nombreux mariages, ni du taux élevé de divorce. La laïcité ne relève donc pas uniquement d’un principe institutionnel, mais peut aussi être comprise comme une sensibilité incarnée et émotionnelle qui façonne la manière dont on aime et exprime son sentiment d’appartenance.
Ainsi, à rebours des théoriciens de la laïcité qui ont suggéré que le « corps laïque » est difficile à identifier—entre autres en raison d’un «lien très ténu avec les comportements observables» ou parce que le corps laïque s’exprimerait «dans une voix ordinaire, voire critique», avec une posture « vaguement neutre, cogitative, désenflée, [et] toujours légèrement condescendante »—, je montre qu’il se passe autre chose : les régimes laïques contemporains en France et au Québec exigent de plus en plus des marqueurs visibles pour distinguer les « bons » sujets laïques de ceux perçus comme religieux et suspects. Je développe la notion de sensibilités laïques en m’appuyant sur les travaux de Nadia Fadil, Nülifer Göle et Schirin Amir-Moazami, que je prolonge.
La laicidad como episteme
Examiner les sensibilités des laïcités revient à les situer au-delà des définitions juridiques ou normatives classiques, en centrant un plan épistémologique qui façonne ce qu’est la religion et la manière dont elle se manifeste. Dans l’ouvrage, je mets en lumière trois traits de la façon dont la laïcité est généralement formulée dans ces deux contextes francophones :
Premièrement, comme en témoigne leur imbrication quasi nécessaire avec la religion, les laïcités en France et au Québec reposent sur un ensemble de binarismes construits, dont l’idée de sphères publique et privée séparées, de certains symboles religieux perçus comme ostensibles et d’autres comme discrets, entre ce qui est imaginé comme conservateur ou libéral, avec un accent parallèle sur un binarisme de genre dualiste.
En France, et de plus en plus au Québec, la législation laïque a été invoquée en réponse à la violence terroriste à dimension politique et religieuse.
Deuxièmement, l’évaluation de la laïcité « appropriée » et de ses sensibilités dans ces contextes se fait principalement sur un plan visuel. Cette approche se manifeste dans la surveillance des signes religieux visibles, perçus soit comme des marques de religiosité indésirable, soit comme un patrimoine culturel valorisé. Je situe cette surveillance des signes religieux dans le contexte des biopolitiques françaises et québécoises/canadiennes de longue durée, c’est-à-dire la gestion des populations. Ces évaluations visent particulièrement les corps des femmes.
En France, Marianne, figure du tableau «La Liberté guidant le peuple» peint par Eugène Delacroix en 1830, est idéalisée. Avec la cathédrale Notre-Dame fumant à l’arrière-plan, la libération de Marianne du cléricalisme et sa célébration de la République se manifestent par l’exposition de son corps. Le corps laïque est moins nettement dessiné au Québec, mais le niqab ou voile intégral—rare dans la pratique mais omniprésent dans l’imaginaire—constitue un point de tension dans les deux contextes, où ces tenues sont également interdites par la loi.
Enfin, le corps laïque se veut « aveugle à la couleur », renforçant une blancheur normalisée. Tant les dirigeants français que québécois ont nié l’existence d’un racisme systémique et adoptent une posture prétendument « color-blind », qui suppose que la race est une catégorie neutre, y compris dans le cadre des législations laïques. Or, comme l’ont montré des chercheurs, ces dénégations peuvent être comprises comme des stratégies d’effacement qui minimisent les inégalités raciales et les pratiques racistes. La laïcité ne peut donc être pensée en dehors de la blanchité.
Deux vignettes ethnographiques
Passons maintenant au cœur de cet ouvrage : ses données ethnographiques.
« Ce n’était pas un mariage d’amour. On ne se connaissait pas. Et on n’a pas eu beaucoup de temps pour apprendre à se connaître parce que le mariage s’est organisé vraiment très rapidement : deux mois entre la demande et le mariage. Donc, on n’était pas… on ne savait pas à quoi s’attendre [au consulat français à Oran, pour valider leur mariage] » (Nawel, 28 ans).
J’ouvre le livre avec cet exemple car je vois Nawel, 28 ans, confrontée au regard laïque du consulat français à Oran, en Algérie, après son mariage. Nawel est née à Tlemcen, à l’ouest du pays, détenait déjà la nationalité française et vivait en banlieue parisienne pour étudier lorsqu’elle a accepté un mariage arrangé avec « Khalid », également originaire de sa ville natale et résidant lui aussi près de Paris.
Leur mariage a eu lieu dans une salle louée à Tlemcen, en Algérie. Même si la nationalité française n’était pas en jeu, leur acte de mariage devait être légitimé au consulat français pour obtenir leur livret de famille. Nawel a raconté qu’elle avait pris grand soin de se coiffer en chignon et de se maquiller « à la française » (rouge à lèvres rouge et sans eye-liner foncé) lorsqu’ils se sont rendus au consulat, ce que j’interprète comme une intériorisation des préoccupations de l’État à l’égard des mariages arrangés et une manière consciente de présenter son corps comme « moderne » ou « laïque ».
Ce faisant, Nawel lit avec finesse l’État français au consulat, à un moment où elle se trouve en situation de vulnérabilité. Lors de l’entretien, elle ne connaissait pas encore bien son mari et redoutait que leur mariage arrangé pousse les agents de l’État à en douter de la légitimité. Être perçue comme musulmane accroît le poids de la performance d’une laïcité « convenable ».
Les sensibilités laïques affectent mes interlocuteurs masculins d’une manière quelque peu différente. De l’autre côté de l’Atlantique, Walid, 47 ans, a migré seul d’Algérie à Montréal avec la résidence permanente en 2006. En 2008, il a parrainé Farida, rencontrée dans le cadre d’un arrangement familial, sans difficulté.
Walid raconte que ses illusions sur le Québec se sont assombries après la venue de Farida à Montréal. En 2013, le Parti Québécois a proposé une « Charte des valeurs québécoises » (Projet de loi 60), visant à interdire à tous les employés de l’État de porter des signes religieux ostensibles. Farida n’est pas pratiquante, mais porte le hijab depuis les années 1990, d’abord pour se protéger de la violence islamiste en Algérie. Walid explique qu’en tant qu’époux d’une femme voilée, il a pris conscience qu’il n’était plus un citoyen valorisé au Québec. Cette politique l’a rendu malade, tant physiquement qu’émotionnellement :
« Tu sais, je pense que si j’étais allé voir un psy, il m’aurait dit que j’étais dépressif. Je suis quelqu’un qui suit l’actualité, et ça [les nouvelles autour du projet de loi 60], ça m’a rendu malade. »
La figure de Marianne est particulièrement efficace pour promouvoir le corps féminin laïque idéalisé.
À cette époque, alors qu’elle était enceinte de leur deuxième fils, Farida s’est évanouie devant une épicerie. Walid était avec elle et a appelé une ambulance. Il se souvient avoir été déconcerté par les « questions stigmatisantes » des pompiers pendant qu’ils prenaient soin de Farida : comment avait-il rencontré sa femme ? Leur mariage était-il forcé ? Pourquoi ne parlait-elle pas aussi bien français que lui ? L’avait-il obligée à porter le voile ? Était-il responsable de son malaise ? Il regrette aujourd’hui de ne pas les avoir interpellés pour leurs questions sans lien avec l’évanouissement. Il a confié : « J’étais dans un tel état de panique que j’ai juste répondu à leurs questions. »
Le glissement des premiers intervenants vers des questions intimes sur leur vie sexuelle fait écho aux interrogatoires menés par les officiers d’état civil en France. Ils ont interprété la vulnérabilité physique de Farida comme le signe des politiques sexuelles indésirables de Walid. Comme en France, les sensibilités laïco-sexuelles au Québec exercent une pression sur les hommes racialisés, en particulier ceux perçus (à tort ou à raison) comme musulmans pratiquants, pour qu’ils manifestent clairement, par leur propre habitus, leur adhésion à un corps laïque acceptable. Une conjointe portant le hijab augmente encore cette exigence de performance romantique, même en cas d’urgence médicale.
Surveiller le corps laïque
Pourquoi les projets de loi français et québécois —y compris ceux que j’analyse en lien avec le contrôle des mariages transnationaux— deviennent-ils de plus en plus prescriptifs et exigeants quant à la preuve de la laïcité, à une lisibilité claire sur le corps ? En France, et de plus en plus au Québec, la législation laïque est invoquée comme réponse à la violence terroriste d’inspiration politique et religieuse. En France, surtout dans les années qui ont suivi 2015, la menace invisible du terrorisme intérieur est évoquée à travers les panneaux omniprésents de Vigipirate. « Vigipirate » est un acronyme qui peut être traduit par « Surveillance Vigilante ». L’état d’urgence déployé de 2015 à 2017 perdure aujourd’hui sous forme de norme de surveillance. Dans ce climat de peur et de vigilance, les individus racialisés et religieusement marqués sont incités à « prouver » leur appartenance laïque.
Les infographies produites par les gouvernements français et québécois dans le cadre de cette législation sont révélatrices de ces préoccupations. Là encore, les contours idéalisés des corps laïques sont plus précis en France, où l’on ressent une plus grande urgence à faire respecter les sensibilités laïques dans l’espace public.
La figure de Marianne, à laquelle je reviendrai dans un instant, est particulièrement efficace pour promouvoir le corps féminin laïque idéalisé. L’antithèse honnie du corps laïque est le voile intégral. Les femmes portant le niqab bloquent effectivement la séduction masculine et le regard masculin cis-hétérosexuel. La séduction et la galanterie masculines sont incompatibles avec le voile intégral. Celui-ci masque également les inégalités raciales et économiques, tout en se présentant faussement comme un signe d’égalité des sexes et de civilité.
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Cette affiche publiée par le gouvernement, après les terribles attentats terroristes de novembre 2015, présente les « signes d’alerte » d’une radicalisation djihadiste et incarne cette double vigilance à l’égard des sensibilités jugées acceptables. Parmi les neuf illustrations figurent : l’inquiétude liée au refus de la natation —préfigurant une bataille contre le burkini sur la Côte d’Azur— ; le refus des robes courtes et moulantes, érigé en critère de féminité normative, qui s’est ensuite traduit dans les interdictions d’abaya ; et, peut-être le plus absurde, la méfiance envers ceux qui rechignent à manger des baguettes.
Même si ces représentations sont moins spectaculaires au Québec, les sensibilités laïques s’expriment aussi dans ce pictogramme de 2013, qui distinguait les symboles religieux acceptables et inacceptables. Il avait été diffusé pour accompagner la Charte des valeurs, qui n’a pas été adoptée, mais dont l’esprit s’est retrouvé dans la Loi sur la laïcité de l’État, adoptée en 2019. Dans ce pictogramme, les symboles religieux sont désistoricisés et dépolitisés. Les personnes religieuses sont représentées dans une teinte beige « déracialisée », ce qui illustre la blancheur implicite associée aux sensibilités laïques désirables. La facilité du langage visuel joue ici un rôle de gardien des frontières : des symboles religieux complexes sont réduits à des oppositions acceptables/inacceptables, dépouillés de leur individualité, de leur histoire et de leur portée politique.
Sur les politiques des laïcités
En guise de conclusion, Secular Sensibilities nous invite à porter attention à l’affect, à la performativité et à la manière dont ces politiques s’inscrivent dans les corps. Ce faisant, nous pouvons interroger le corps féminin idéalisé et désirable, ses liens avec les politiques de genre et de race, ainsi que la manière dont la religion est dépeinte de manière péjorative.
Comme dans cette caricature politique française de Kak, parue dans le quotidien l’Opinion, où un homme musulman apparaît en sueur face au buste et à la majesté laïque de Marianne, et comme en témoignent les récits de mariage et de migration de nombreux interlocuteurs, le corps laïque est étroitement genré, hétérosexuel et aveugle à la couleur. Comme dans cette image, Marianne reste silencieuse. Dans la caricature, l’homme musulman, tout comme le cardinal catholique derrière lui, est sexualisé de manière inappropriée. La caricature illustre bien les dynamiques sexuelles, religieuses et raciales à l’œuvre dans l’épistémè laïque.
Ainsi, lorsque des politiciens, comme ceux qui dirigent actuellement la France et le Québec, appellent à renforcer la laïcité pour défendre le libéralisme, la démocratie et l’égalité, il convient d’examiner également ses registres affectifs, ses configurations performatives et corporelles, ainsi que ses politiques plus larges et invisibilisées. Prêter attention à ces sensibilités permet de révéler les politiques de genre et de race souvent occultées qui sous-tendent les laïcités.


