Les auteurs de violences font leur retour sur la scène mondiale. Ils orchestrent des violations massives des droits humains dans les conflits armés actuels, tandis que les responsables du passé ne sont souvent pas poursuivis. Qui sont ces auteurs et comment devrions-nous les étudier ?
L’impunité des perpétrateurs
Perpetrators of current armed conflicts in Ukraine, Sudan, Myanmar, and the Middle East are acting with impunity, despite international calls for their prosecution —and past initiatives at accountability too often have been meager. For example, the International Criminal Court (ICC) has since its inception in 2002 convicted only eleven defendants.
Après environ quinze ans de fonctionnement, les Chambres extraordinaires des tribunaux cambodgiens, fermées en 2022, ont jugé et condamné seulement trois personnes pour crimes de génocide et atrocités commises par le régime des Khmers rouges entre 1975 et 1979.
Enfin, plus de mille auteurs ont été condamnés en Argentine pour crimes contre l’humanité commis pendant la dictature de 1976-1983, mais la vice-présidente actuelle défend le régime militaire et les vétérans du terrorisme d’État demandent une amnistie.
Définition des perpétrateurs
Dans notre livre Perpetrators: Encountering Humanity’s Dark Side, nous définissons les perpétrateurs politiques comme «des participants actifs dans les institutions étatiques, les organisations répressives ou des associations et réseaux informels qui commettent des génocides, des massacres ou des actes violents pour le bien présumé supérieur de l’État, d’un peuple ou d’une idéologie.»
Les perpétrateurs d’organisations non étatiques comme al-Qaïda et Boko Haram sont plus localisés, tandis que les agents de l’État opèrent dans des systèmes hiérarchiques plus larges.
Ainsi, le terme perpétrateur ne s’applique pas seulement aux meurtriers directs, mais aussi aux architectes et organisateurs de violences de masse qui n’ont pas participé personnellement à des actes atroces, mais les ont conçus et ordonnés. Différents acteurs peuvent donc être tenus responsables de la même violation des droits humains.
Empathie
Les trois types de perpétrateurs peuvent nécessiter des approches de recherche différentes en fonction de la nature de leur implication, mais tous exigent un chercheur empathique.
L’empathie semble contradictoire, car le terme perpétrateur a une connotation juridique d’accomplissement d’actes illégaux et implique des transgressions immorales et nuisibles contre des victimes sans défense.
Pourquoi les chercheurs doivent-ils faire preuve d’empathie envers les perpétrateurs ? L’empathie ne doit pas être confondue avec la sympathie.
L’empathie signifie se mettre à la place d’une autre personne en étant pleinement conscient que les croyances et les sentiments de cette personne sont différents.
La sympathie implique de la compassion envers les personnes en fusionnant leurs sentiments et perspectives avec ceux du chercheur. Dans notre livre, nous distinguons entre empathie cognitive et empathie affective comme méthodes de recherche.
Empathie cognitive
L’empathie cognitive cartographie les représentations du monde qui sous-tendent les violences de masse conçues, ordonnées et exécutées par les perpétrateurs.
Ces cartes mentales reposent sur des idées religieuses, racistes, politiques ou idéologiques, incluant des croyances fondamentales sur l’existence du Divin, que tous les individus sont créés égaux, ou qu’une hiérarchie naturelle est essentielle à la société humaine. La connaissance de ces visions du monde est indispensable pour comprendre les plans, décisions et actions des perpétrateurs.
La recherche sur les visions du monde des architectes et organisateurs des perpétrateurs actuels exige une lecture attentive de leurs déclarations publiques dans les journaux, sur les réseaux sociaux et lors d’événements politiques pour définir leurs visions du monde.
D’autres informations peuvent provenir de décrets et de politiques. Cartographier les visions du monde des facilitateurs des perpétrateurs est plus difficile, car ils n’agissent pas dans la sphère publique.
Ils sont conditionnés à l’action violente par les visions du monde des architectes et organisateurs qui justifient leurs actes atroces. Les chercheurs en apprennent sur ces actes grâce aux témoignages des victimes survivantes dans des rapports sur les droits humains, des entretiens, des procédures de justice transitionnelle ou les rares confessions de perpétrateurs repentants.
Des images rares peuvent également être disponibles sur les réseaux sociaux, montrant des exécutions et des mauvais traitements découverts par des journalistes d’investigation. Ces manifestations d’humiliation, de déshumanisation et de torture révèlent les rapports de pouvoir entre les geôliers et les captifs et aident à expliquer les violations des droits humains.
Empathie affective
L’empathie affective est la principale méthode de recherche pour étudier les facilitateurs de perpétrateurs. L’empathie affective place le chercheur émotionnellement à leur place.
Comment les tortionnaires, les bourreaux et les gardiens vivent-ils émotionnellement leur violence envers les victimes et les captifs ? Une fois de plus, les témoignages des victimes survivantes et, dans une moindre mesure, les aveux des perpétrateurs sont essentiels ici.
Cela ne signifie pas que les architectes et organisateurs des perpétrateurs opèrent uniquement au niveau cognitif. Leurs représentations mentales du monde suscitent également des sentiments et des émotions personnels, comme l’euphorie et la jubilation lorsque leurs plans réussissent ou la colère et la frustration lorsqu’ils échouent.
Leurs sentiments personnels peuvent être détectés dans leur manière de parler en termes manichéens, glorifiant leurs partisans et vilipendant leurs ennemis en termes moraux, laissant entrevoir leurs sentiments et émotions concernant la conception et l’organisation des violences de masse.
Interview des perpétrateurs
Mener des entretiens améliorera considérablement la qualité de la recherche sur les perpétrateurs, mais cela n’est généralement possible que lorsque la violence a cessé.
Et même dans ce cas, les perpétrateurs hésitent à accorder des entretiens par crainte de s’incriminer. Nous avons réussi à leur parler en vivant pendant de longues périodes au Cambodge et en Argentine, et en développant nos réseaux par le biais de recommandations et de références.
Nous avons pu compléter les données extraites de sources publiques et déclassifiées par des informations de première main provenant des protagonistes des violences de masse. Nous n’avions aucune illusion sur la véracité de leurs déclarations. Leurs dénégations étaient compréhensibles, tout comme leurs tentatives de manipuler les entretiens avec des arguments rhétoriques et des révélations trompeuses.
Cependant, nous avons pu recueillir des informations précieuses par le biais de questions indirectes, ce qui a conduit à des réponses qui ont renforcé notre empathie cognitive et affective.
Le prix des entretiens avec les perpétrateurs
Les rencontres en face-à-face avec les perpétrateurs ont eu un coût personnel. Il n’était pas seulement difficile d’entendre les dénégations persistantes de méfaits après avoir écouté les témoignages douloureux des victimes survivantes, mais certains perpétrateurs nous ont hantés la nuit. Les résidus quotidiens de nos réunions se manifestaient dans des cauchemars et des rêves anxieux.
- Alex Hinton a rêvé qu’il était piégé dans une forteresse et qu’un homme sans visage le forçait à monter un escalier étroit.
- Antonius Robben a rêvé qu’il passait un appel frustrant à une fondation argentine pour retrouver son frère disparu. to an Argentine foundation to locate his disappeared brother.
Plutôt que de rejeter ces rêves troublants, nous les avons utilisés à des fins d’enquête en explorant leur relation avec notre recherche sur le terrain.
- Alex a interprété son rêve comme une manifestation de son anxiété à l’idée de visiter l’ancien centre de torture Tuol Sleng et de rencontrer un survivant ce jour-là.
- Antonius a interprété son rêve comme une identification à un oncle qui avait disparu pendant des mois après la Seconde Guerre mondiale, jusqu’à ce que la Croix-Rouge confirme sa mort dans un camp de concentration nazi.
Ces réflexions analytiques préparent les chercheurs aux dynamiques manipulatrices des entretiens avec les perpétrateurs et leur permettent d’approfondir leur discours.
Écrire sur les perpétrateurs
Les complexités de l’examen des perpétrateurs, la délimitation de leurs visions du monde et la compréhension de leurs sentiments et émotions nécessitent une gamme de stratégies d’écriture.
Comme nous le détaillons dans notre livre, écrire sur les perpétrateurs ne peut se limiter à un seul style en raison des complexités et des contradictions inhérentes à la perpétration de génocides et de crimes atroces. Les chercheurs peuvent utiliser plusieurs façons d’écrire sur les perpétrateurs —même dans un même texte— comme des arguments expositifs, des récits polyphoniques, de la non-fiction créative, de la poésie ethnographique et des romans graphiques.
L’inclusion de photographies est un autre moyen d’ajouter du sens. Les images et les textes interagissent. Ils se renforcent mutuellement dans leurs représentations et interprétations, bien qu’ils soient tous deux des représentations partielles qui peuvent autant informer que déformer notre compréhension des perpétrateurs.
Trois directives pour les chercheurs sur les perpétrateurs
La recherche sur les perpétrateurs est semée de difficultés et d’incertitudes en raison des réalités cachées des violences de masse et du comportement dissimulé des perpétrateurs. Dans notre livre Perpetrators, nous formulons ainsi plusieurs directives pour les chercheurs.
- Premièrement, nous soulignons que les chercheurs sur les perpétrateurs doivent être conscients des identités sociales, des croyances personnelles et des convictions morales qu’ils apportent à leur relation avec les perpétrateurs, même lorsqu’ils ne les rencontrent pas en personne. De même, ils doivent considérer la subjectivité et la position des perpétrateurs au-delà de leur implication dans les violences de masse. Sont-ils des officiers de haut ou de bas rang ? Sont-ils jeunes ou âgés ? Hommes ou femmes ? Ont-ils des familles ? Quels emplois occupaient-ils avant de commettre des violations des droits humains ?
- Deuxièmement, les chercheurs sur les perpétrateurs doivent être réceptifs à différentes stratégies d’écriture, en cultivant de préférence plusieurs styles et, lorsque c’est possible, en les juxtaposant dans un même texte, car les perpétrateurs sont des personnes contradictoires dont les différentes facettes sont difficiles à exprimer dans un seul mode d’écriture.
- Enfin, les chercheurs sur les perpétrateurs ressemblent à la figure mythologique grecque Persée, qui regarda le reflet de Méduse dans son bouclier brillant pour se protéger de son regard pétrifiant avant de la décapiter.
Les chercheurs sur les perpétrateurs affrontent la violence de manière indirecte, souvent après les faits, mais ils doivent néanmoins se protéger de ce qu’ils voient et entendent. La rencontre avec les perpétrateurs peut les fasciner et les pétrifier, car les perpétrateurs personnifient le spectacle troublant de la violence et de la mort.
Ce contact peut être désapprouvé par des collègues et d’autres qui les considèrent comme abjects, comme s’ils étaient contaminés par leur association personnelle avec les perpétrateurs. En même temps, la lutte avec le regard de Méduse pousse les chercheurs sur les perpétrateurs à chercher des moyens détournés pour les décrire et les analyser, car les images réfléchies peuvent être plus proches des complexités des perpétrateurs que la personne face à eux.