La terre reste le moteur du changement social dans le monde

À propos du livre Land Power: Who Has It, Who Doesn’t, and How That Determines the Fate of Societies de Michael Albertus, publié par Basic Books en 2025.

Michael Albertus
Michael Albertus
Professor of Political Science at the University of Chicago, and author of Land Power: Who Has It, Who Doesn’t, and How That Determines the Fate of...
Vue aérienne d’un village et de ses champs environnants. L’organisation de la terre continue de façonner le pouvoir et les inégalités dans les sociétés modernes. Photo de Florian Vataj.

Les gros titres d’aujourd’hui résonnent avec les discussions sur la révolution imminente de l’intelligence artificielle. Des entreprises comme Microsoft et Nvidia affichent désormais une valorisation équivalente au produit intérieur brut du Royaume-Uni, la sixième économie mondiale et l’un des plus grands centres financiers de la planète. Pourtant, alors que la technologie, la finance et l’industrie attirent capitaux et attention, il est facile d’oublier le rôle central que joue encore la terre dans le fonctionnement des sociétés, même après que de larges pans de leurs populations ont quitté les campagnes.

Mon nouveau livre, Land Power: Who Has It, Who Doesn’t, and How That Determines the Fate of Societies, montre que les plus grands problèmes des sociétés actuelles à travers le monde — des inégalités économiques à la dégradation environnementale, en passant par le racisme et les inégalités de genre — sont profondément enracinés dans des décisions passées sur l’attribution et l’usage des terres. De la même manière, il est impossible de résoudre ces problèmes sans intégrer la terre comme élément central de la solution.

Puisque le pouvoir est souvent intimement lié à la terre, redistribuer sa propriété peut modifier en profondeur les dynamiques du pouvoir politique et le destin des sociétés de manière durable.

À mesure que la terre est devenue plus rare et plus précieuse au cours des derniers siècles avec la croissance démographique, la propriété foncière — et ce qu’elle contient, comme des logements ou des ressources naturelles — a déterminé qui détient le pouvoir. Dans les sociétés du monde entier, la possession de terres a façonné la hiérarchie sociale, la liberté et la servitude. Elle en est également venue à définir la citoyenneté, le poids politique, et à distinguer les riches des pauvres.

La terre est depuis longtemps, et reste aujourd’hui, l’actif le plus précieux au monde. Elle constitue la base de la valeur immobilière, notamment dans les lieux les plus recherchés pour y vivre. D’immenses superficies sont nécessaires pour nourrir les populations, et ses ressources sont essentielles au maintien de la vie moderne et à la création des technologies de demain. La terre confère aussi une identité et un sentiment d’appartenance. Le lien à la terre donne aux individus une idée de qui ils sont dans le monde et des communautés auxquelles ils appartiennent. Cela se manifeste dans la fierté que les gens éprouvent pour leur ville natale, leur attachement aux paysages et leur enracinement dans un lieu.

Notre passé lié à la terre définit notre présent

La grande majorité de la population humaine a longtemps vécu sur la terre, depuis les débuts de l’humanité jusqu’à l’émergence des villages agricoles il y a environ 7 000 ans, et ce, jusqu’aux XIXe et XXe siècles. Ce n’est qu’en 2007 que, pour la première fois dans l’histoire humaine, la population urbaine mondiale a dépassé celle vivant en zones rurales.

Au cours des derniers siècles, alors que les humains se sont densément répartis sur les terres, les choix des sociétés quant à la propriété de la terre ont creusé des fossés profonds entre les populations. Ces décisions ont façonné les trajectoires de développement, influencé les chances d’implantation de la démocratie et généré des dynamiques d’inclusion ou d’exclusion sociale selon la race, le genre et la classe.

Ce schéma s’est répété dans de nombreuses sociétés, allant de l’esclavage dans les plantations et l’ère Jim Crow dans le Sud des États-Unis, à l’Allemagne fasciste de l’entre-deux-guerres, en passant par le Canada des débuts post-indépendance et le Brésil contemporain.

Les États-Unis en sont un exemple frappant. L’histoire du pays s’est autant fondée sur l’esclavage dans les plantations du Sud et les déplacements des peuples autochtones que sur l’agriculture de petits propriétaires en Nouvelle-Angleterre. Après la guerre de Sécession, les tentatives d’attribuer des terres aux Noirs affranchis avec le programme des « Quarante acres et une mule » se sont effondrées, tandis que la colonisation de l’Ouest forçait les peuples autochtones à s’installer dans des réserves.

Les luttes actuelles autour de la planification urbaine, de la gentrification et de l’accès au logement sont une version transformée de l’exclusion historique des Noirs de l’accès à la terre, ancrée dans les échecs de la Reconstruction et la Grande Migration vers le Nord. Il en va de même pour les efforts des communautés autochtones visant à obtenir davantage de contrôle sur la gestion des terres fédérales.

Au cours des derniers siècles, la croissance démographique, la construction des États et les conflits sociaux se sont intensifiés de manière continue.

L’histoire de la répartition des terres au Canada en dit long. La Loi des terres fédérales de 1872 attribua des millions d’hectares à des colons jusqu’au XXe siècle. Mais contrairement à la loi américaine Homestead de 1862 dont elle s’inspirait, elle n’autorisait pas les femmes célibataires à s’établir. Les normes patriarcales et la crainte que les femmes soient moins productives que les hommes les ont maintenues à l’écart.

Le résultat fut que les hommes s’approprièrent presque toutes les terres de l’Ouest canadien à travers la colonisation, alors que les populations autochtones en étaient dépossédées. Ce fut l’un des transferts de terres les plus vastes et déséquilibrés en faveur des hommes dans l’histoire. On retrouve cette inégalité de genre des décennies plus tard dans les statistiques de santé et de revenu des femmes des Prairies canadiennes, et une partie de cette inégalité s’est transposée en milieu urbain.  

Recomposer les destins par la terre

Comme le pouvoir est souvent étroitement lié à la terre, redistribuer la propriété foncière peut profondément modifier les dynamiques du pouvoir politique et la trajectoire des sociétés de façon durable. Cela s’est produit à maintes reprises dans le monde depuis la Révolution française : ce que j’appelle la Grande Réaffectation, où les États ont repris la terre à certains pour la donner à d’autres.

Dépeignant la vie autochtone avant les vastes transferts de terres au Canada, cette œuvre de 1848 de Cornelius Krieghoff reflète le coût humain de la redistribution de la propriété et du pouvoir fonciers. (Domaine public).

Il est difficile de surestimer à quel point la terre s’est concentrée entre quelques mains en Europe, en Amérique latine et dans certaines régions d’Asie de l’Est il y a quelques siècles. Depuis lors, la croissance démographique, la construction des États et les conflits sociaux se sont accélérés. La demande en terres a augmenté, tout comme la capacité des gouvernements à les redistribuer. Cela a provoqué des bouleversements majeurs dans la propriété foncière à travers le monde.

En Corée du Sud, à Taïwan et au Japon, après la Seconde Guerre mondiale, des réformes ont transformé ces pays en redistribuant les terres des propriétaires fonciers vers les locataires, permettant ainsi aux petits agriculteurs d’envoyer leurs enfants à l’école plutôt qu’aux champs. En une génération, ces pays se sont urbanisés, industrialisés et enrichis, tandis que les inégalités diminuaient radicalement.

Aujourd’hui, les sociétés du monde entier doivent faire face aux conséquences du pouvoir foncier hérité du passé.

En Colombie, ces vingt dernières années, le gouvernement a commencé à attribuer et enregistrer des titres fonciers à des femmes et à des couples, ce qui a renforcé le pouvoir des femmes dans le foyer et facilité leur ascension sociale.

En Afrique du Sud, la restitution des terres aux Noirs dépossédés depuis la fin de l’apartheid a contribué à créer une société bien plus inclusive et juste, même si elle continue de lutter contre les héritages du passé. J’ai parcouru ces terres, discuté avec les personnes concernées, et entendu des récits de vies transformées par ces initiatives. Il existe aussi de nombreux exemples de redistributions foncières ayant concentré le pouvoir et favorisé l’inégalité et l’autoritarisme. Le Mexique a redistribué la moitié de ses terres privées aux paysans au XXe siècle, mais leur a refusé les droits de propriété pour des raisons politiques. Cela a soutenu un régime autoritaire et freiné le développement du pays.

La Russie a aboli sommairement la propriété privée après la révolution bolchevique et a forcé les paysans à rejoindre des collectifs, transformant l’agriculture en tirelire pour nourrir les ambitions industrielles et autoritaires du communisme à l’échelle mondiale. Il est difficile d’imaginer l’Union soviétique, la guerre froide et la Russie moderne sans cela. La Chine a nationalisé toutes ses terres après sa guerre civile et a suivi la voie de la collectivisation à la russe, entraînant des catastrophes humaines dévastatrices comme la Grande Famine.

De nombreux pays occidentaux, comme les États-Unis, le Canada et l’Australie, ont dépossédé les peuples autochtones en masse en consolidant leur pouvoir territorial. Ce faisant, ils ont marginalisé ces groupes et mis en place des hiérarchies raciales rigides où les peuples autochtones ont été systématiquement maltraités, abusés et exploités.

Réaménagements fonciers contemporains et nouvel ordre mondial

Les sociétés du monde entier font face aujourd’hui aux conséquences du pouvoir foncier hérité du passé. Des pays comme l’Inde et le Salvador cherchent à accroître l’accès des femmes à la terre pour corriger leur exclusion historique de la propriété.

L’Australie et le Canada expérimentent des restitutions de terres et des formes de gestion partagée pour réparer la dépossession des peuples autochtones. Le Chili et l’Espagne restaurent des terres dégradées sur le plan environnemental à la suite de modèles passés d’exploitation et de colonisation.

Alors que les prix des terres et du logement augmentent inexorablement et que le changement climatique s’accélère, des questions pressantes émergent : qui possédera et qui louera, qui pourra accéder à une assurance habitation abordable, et qui devra se déplacer ? Le changement climatique, la recherche de minéraux essentiels aux technologies émergentes et l’érosion de l’ordre mondial d’après-guerre ouvrent également la voie à une nouvelle ère d’accaparement territorial.

La concurrence mondiale autour des terres et des eaux de l’Arctique s’intensifie. La Russie mène une campagne agressive pour annexer les terres ukrainiennes, tandis que la Chine établit des avant-postes en mer de Chine méridionale. Le président Trump a plaidé avec force pour que les États-Unis acquièrent des territoires comme le Groenland, Gaza et même le Canada.

Construire un avenir meilleur à partir de la terre

Comme pour les générations passées, la terre redevient un moteur de changement social. Qui la possède et comment elle est gérée déterminera si l’avenir sera marqué par les opportunités et l’inclusion, ou s’il reproduira les inégalités et hiérarchies du passé.

Les gouvernements, les communautés et les individus du monde entier explorent de nouvelles approches innovantes de la gestion foncière pour façonner un avenir meilleur. Tout arrangement durable devra prendre en compte le changement climatique et les déplacements humains majeurs qui en découleront, ainsi que le pic démographique mondial attendu avant la fin du siècle, suivi d’un éventuel déclin.

De plus en plus, cela signifie s’éloigner des conceptions traditionnelles de propriété exclusive et individuelle au profit d’alternatives telles que l’usage partagé, la copropriété partielle, la gestion foncière superposée à la propriété privée, les servitudes de conservation et les fiducies foncières communautaires. Ces dispositifs permettent d’équilibrer les avantages de la propriété et de la croissance économique avec la gestion de l’environnement, l’accès à la terre et au logement, et l’inclusion. En ce sens, ils tracent un chemin vers l’avenir qui, comme le passé, s’enracine dans la terre.

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Professeur de science politique à l’Université de Chicago et auteur de Land Power: Who Has It, Who Doesn’t, and How That Determines the Fate of Societies.