Comment la souveraineté de l’État alimente la perte linguistique : Leçons du Tibet

La politique d’assimilation de la Chine au Tibet nous montre que les attaques actuelles contre la diversité ont des racines plus profondes.

Gerald Roche
Le palais du Potala a été la résidence principale du Dalaï-Lama jusqu’à ce que le 14ᵉ Dalaï-Lama fuie à Dharamsala, en Inde, après le soulèvement de 1959 contre la domination chinoise. Photo de Göran Höglund (CC BY).

À propos du livre The Politics of Language Oppression in Tibet de Gerald Roche, publié par Cornell University Press en 2024.

À une époque marquée par de multiples crises fulgurantes, il est facile d’ignorer les tendances lentes qui s’étendent sur des siècles plutôt que sur quelques jours. Pourtant, en les négligeant, nous manquons souvent les structures de fond essentielles qui sous-tendent les événements actuels.

Prenons par exemple les attaques actuelles de Trump contre la diversité, l’équité et l’inclusion. Bien qu’elles soient clairement liées à l’agenda d’extrême droite du président américain, on peut également discerner les moteurs systémiques de cette crise en examinant les tendances à long terme.

L’une des tendances à long terme qui nous aide à comprendre la campagne actuelle contre la diversité aux États-Unis est l’effondrement continu de la diversité linguistique mondiale. Cette crise, qui remonte à la naissance du colonialisme européen, menace désormais de faire disparaître environ la moitié des langues du monde d’ici la fin du siècle.

Mon livre soutient que l’effondrement mondial de la diversité linguistique est provoqué par les États, et qu’il prend racine dans la source même de leur pouvoir : la souveraineté.

Mon nouveau livre, The Politics of Language Oppression in Tibet (Cornell University Press), examine cette crise de la diversité linguistique à travers une étude anthropologique de quatre villages tibétains. Bien que je me concentre sur un contexte local très spécifique, mes conclusions nous livrent aussi des enseignements essentiels sur la perte linguistique mondiale et révèlent les origines de la campagne anti-diversité de Trump.

Couverture du livre The Politics of Language Oppression in Tibet

Une leçon essentielle du livre est que la perte linguistique mondiale a des causes politiques. Contrairement à une idée largement répandue, la disparition des langues n’est pas une tendance inévitable ou spontanée due à la mondialisation, à la modernisation ou au progrès technologique. Elle résulte de politiques et de pratiques délibérées visant à éliminer la diversité. En ce sens, la perte linguistique mondiale ressemble à la campagne anti-diversité de Trump, mais rejouée au ralenti, à l’échelle planétaire.

Mais les liens entre la perte linguistique et les politiques anti-diversité de Trump vont plus loin si l’on examine comment et pourquoi la diversité linguistique est détruite, ainsi que les acteurs de cette destruction.

Dans les quatre villages du nord-est du Tibet que j’ai étudiés, les attaques contre la diversité émanaient de l’État chinois moderne, qui a envahi la région au milieu du XXᵉ siècle. Toutefois, j’avance aussi dans mon livre que l’effondrement mondial de la diversité linguistique est mené par les États et prend racine dans la source même de leur pouvoir : la souveraineté. Comme je le montre dans la conclusion, c’est cette même source que Trump exploite aujourd’hui, en s’appuyant sur une logique similaire, dans son attaque contre la diversité.

Souveraineté détruite 

Dans mon livre, je montre que la souveraineté de l’État moderne repose sur la destruction d’anciennes souverainetés non étatiques. Étant donné que d’immenses populations et vastes territoires ne se sont jamais unis spontanément pour former un État, ce sont la conquête et la coercition — et non le consentement — qui constituent les principes fondateurs de l’État moderne. Une telle conquête implique toujours d’anéantir les souverainetés existantes et de les remplacer par celle de l’État conquérant.

Un groupe de femmes et d'enfants tibétains rassemblés en plein air, illustrant la vie communautaire et la diversité culturelle menacées par la souveraineté de l'État et les politiques d'assimilation au Tibet.
Un groupe de femmes et d’enfants tibétains rassemblés en plein air, illustrant la vie communautaire et la diversité culturelle menacées par la souveraineté de l’État et les politiques d’assimilation au Tibet. (Domaine public).

Dans le nord-est du Tibet, où j’ai mené ma recherche, la souveraineté avant l’État était complexe. Elle reposait principalement sur le village et son conseil d’anciens masculins. Mais les villages s’inscrivaient aussi dans des réseaux d’institutions puissantes, comme les monastères bouddhistes, qui exerçaient également une forme de souveraineté. Les dieux locaux, qui s’exprimaient par l’intermédiaire de médiums spirituels, étaient eux aussi souverains sur la communauté.

La revendication souveraine de l’État à exercer un pouvoir exclusif sur toutes les personnes d’un territoire donné est le principal moteur de la perte linguistique.

Cette souveraineté fragmentée signifiait que les communautés étaient définies par l’autarcie, ou l’autogouvernance. L’autarcie permettait aux communautés de décider elles-mêmes quelles langues utiliser et transmettre à leurs enfants.

Et dans les communautés que j’ai étudiées, il s’agissait d’une langue appelée Manegacha, ce qui signifie littéralement « notre langue ». 

Cette autarcie prit fin en 1958, lorsque l’État chinois réagit avec une violence massive aux soulèvements locaux dans des régions du Tibet qu’il avait envahies dix ans plus tôt. Des milliers de personnes furent tuées ou emprisonnées, et toutes les institutions politiques locales furent détruites.

Après cela, les locuteurs du manegacha ont perdu le pouvoir de décider de leur vie et de leur langue. Leur autarcie a été enfouie sous la souveraineté de l’État, avec des conséquences désastreuses qui perdurent encore aujourd’hui.

Voir comme un souverain

Après cette explosion massive de violence, l’État chinois n’a pu s’imposer au Tibet que lentement et maladroitement. Il était pauvre et faible, et ne disposait que d’instruments grossiers de contrôle social.

Enfants tibétains en tenue traditionnelle sur une prairie rurale. Photo d’Antoine Taveneaux (CC-BY-SA).

Au départ, l’État chercha à remplacer les institutions qu’il avait détruites par ses propres sources de pouvoir. Tandis que les moines et les médiums spirituels étaient emprisonnés et que monastères et temples tombaient en ruine, des enseignants, des médecins aux pieds nus et des cadres du Parti arrivaient dans les villages. Des écoles, des dispensaires et des bureaux administratifs furent construits.

Mais des transformations plus subtiles et plus radicales allaient suivre.

En revendiquant un vaste territoire abritant des millions de personnes parlant des centaines de langues, l’État chinois devait acquérir une connaissance de cette diversité afin de pouvoir la contrôler. Pour reprendre les mots du regretté anthropologue James Scott, l’État devait rendre la population lisible.

Il y parvint en menant un processus de classification ethnique qui répartit cette population vaste et complexe en 56 groupes ethniques : un pour la majorité Han et 55 pour les soi-disant « minorités ethniques ». Cet acte de classification a permis deux choses.

  • Premièrement, cela a établi une hiérarchie simple à deux niveaux. Les Han étaient au sommet, et les minorités ethniques en dessous. La diversité n’était tolérée que comme un instrument de domination.
  • Deuxièmement, le processus de classification ethnique a mis en place un mécanisme insidieux de destruction de la diversité linguistique. Il s’agissait de faire entrer les 300 langues parlées en Chine dans 56 groupes ethniques, chacun étant censé n’avoir qu’une seule langue.

Dans ce processus, les locuteurs du manegacha au Tibet ont été regroupés dans une catégorie ethnique appelée Tuzu, un terme qu’ils n’avaient jamais entendu auparavant. Confrontés à un éventail d’identités promues par l’État, la plupart de ces locuteurs en sont venus à penser que l’étiquette qui leur convenait le mieux était « tibétain ». Le problème, c’est que les Tibétains étaient censés n’avoir qu’une seule langue : le tibétain.

Les locuteurs du manegacha se sont donc retrouvés pris dans une impasse. Comme des millions de personnes à travers le pays, ils ont été contraints de choisir entre la langue qu’ils parlaient et les identités ethniques limitées reconnues par l’État. Cette contradiction ne pouvait être résolue qu’en s’assimilant à la langue dominante d’un groupe ethnique officiellement reconnu.

L’État a tenté de mener cette destruction de la diversité par le biais d’institutions comme l’éducation. Mais tant qu’il est resté pauvre et faible, il n’a pas réussi à contraindre véritablement les gens à choisir entre leur langue et leur identité ethnique. Les gens ont trouvé des moyens de vivre avec cette contradiction, et la diversité a perduré.  

Le souverain endormi s’éveille 

Tout cela a changé après que la Chine se soit ouverte à l’économie mondiale dans les années 1980. Avec l’afflux de capitaux étrangers, l’État s’est renforcé. Et en se renforçant, il a commencé à concrétiser ses rêves souverains d’une diversité rationalisée.

Artistes tibétains en costumes traditionnels jouant des instruments de musique sur scène. Photo de Göran Höglund (CC BY-ND).
Artistes tibétains en costumes traditionnels jouant des instruments de musique sur scène. Photo de Göran Höglund (CC BY-ND).

Les premiers touchés furent les Han, le groupe ethnique dominant en Chine. Bien qu’ils parlaient des dizaines de langues mutuellement inintelligibles, celles-ci furent réduites au rang de dialectes. Pendant ce temps, la langue nationale, le mandarin, leur fut imposée. Cela s’est fait par le biais de l’enseignement obligatoire, des médias de masse, de l’urbanisation et du contrôle des opportunités d’emploi, le tout rendu possible grâce à d’importants investissements dans les infrastructures matérielles : routes, chemins de fer, électricité, bâtiments et réseaux de communication.

Les changements furent plus lents au Tibet. L’électricité et les médias, sous forme de radios portables et de lecteurs de cassettes, furent les premiers à apparaître. À mesure que l’argent commençait à affluer depuis les régions han du cœur de la Chine, les Tibétains furent attirés dans un marché du travail où ils gagnaient leur vie à salaire. La participation à la scolarisation augmenta, exposant un plus grand nombre de personnes à la nécessité d’apprendre le mandarin pour espérer une mobilité sociale et économique.

Mais c’est au début du XXIᵉ siècle que tout a réellement pris de l’ampleur. Craignant l’instabilité dans les territoires occupés comme le Tibet, la Chine a commencé à injecter d’énormes sommes d’argent dans la région, menant une entreprise de construction étatique sous le nom de développement.

Lorsque je me suis installé dans la région en 2005, des pylônes électriques étaient plantés sur les sommets enneigés, des immeubles surgissaient dans les vallées montagneuses, et des autoroutes traversaient les plaines de haute altitude. L’internet, les smartphones et la surveillance numérique ont rapidement suivi, tandis que les projets de développement démantelaient les villages traditionnels et que, pour la première fois, des générations entières allaient à l’école.

Ces décennies de renforcement du pouvoir de l’État ont été désastreuses pour les locuteurs du manegacha. La contradiction imposée entre langue et appartenance ethnique est devenue une source de souffrance quotidienne pour eux. Ils pouvaient soit choisir de réussir grâce au mandarin, au détriment de leur identité tibétaine, soit revendiquer leur identité tibétaine à travers la langue tibétaine. Mais le manegacha fut totalement exclu de ce nouveau monde.

Lorsque j’ai commencé à mener des enquêtes auprès des ménages en 2016, environ un tiers des familles de ces quatre villages tibétains avait cessé de parler manegacha à leurs enfants. Cette situation se reproduisait dans tout le Tibet, où des dizaines de communautés parlant des langues distinctes se voyaient imposer le même choix.

Les langues que les enfants n’apprennent pas ne survivent généralement pas longtemps, et la plupart des langues du Tibet ne passeront pas le siècle si la trajectoire actuelle se poursuit. Cette destruction de la diversité linguistique au Tibet n’est qu’un aspect d’un phénomène plus large en Chine : environ la moitié des langues du pays ne seront plus parlées à la fin du siècle.

Lorsque le manegacha aura disparu, que des dizaines de langues à travers le Tibet auront disparu, que la moitié des langues de Chine auront disparu, ce ne sera pas un accident. Ce qui se passe actuellement résulte d’attaques délibérées et constantes contre la diversité. Ces attaques sont menées par l’État, et rendues possibles par sa revendication exclusive de souveraineté sur le peuple et le territoire chinois.

Un monde de diversité attaqué

Partout dans le monde aujourd’hui, la revendication souveraine de l’État à exercer un pouvoir exclusif sur tous les habitants d’un territoire donné est le principal moteur de la perte des langues. La destruction de toutes les formes concurrentes de souveraineté, associée au monopole exclusif sur l’exercice du pouvoir étatique, crée de facto un droit souverain d’assimiler les minorités linguistiques.

C’est pourquoi la grande majorité des États dans le monde aujourd’hui, quel que soit leur système politique, continuent de détruire la diversité linguistique. Ce processus se poursuit aussi bien dans les États libéraux et démocratiques comme le Canada et l’Australie que dans les États autoritaires comme la Russie et la Chine.

Et bien que les démocraties disposent de plus de contrepoids que les États autoritaires, Trump — tout comme Orbán, Modi, Erdogan et Milei — nous montre que toute démocratie n’est qu’à une élection près d’un dictateur de pacotille prêt à éliminer les garde-fous pour accéder à un pouvoir souverain sans entrave. 

C’est pourquoi, dans la conclusion de mon livre, je parle de la nécessité de réseaux transnationaux de solidarité pour faire face à la souveraineté incontrôlée des États. Étant donné l’échec persistant des mécanismes internationaux à prévenir ou freiner les manifestations de plus en plus autoritaires de la souveraineté étatique, je suis convaincu que seul un mouvement citoyen transnational est capable d’arrêter la perte linguistique actuelle.

Cela suggère également que tant que les États continueront à exercer un pouvoir souverain exclusif, des attaques contre la diversité, l’équité et l’inclusion — comme celles que nous voyons aujourd’hui aux États-Unis — pourraient se produire n’importe où. Et des choses bien pires encore pourraient arriver. Sans mouvements ni mécanismes capables de contourner et de contrecarrer la souveraineté étatique, chacun, où qu’il soit, pourrait un jour se réveiller et découvrir qu’il incarne une forme de diversité que l’État ne souhaite plus tolérer.

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Maître de conférences en linguistique à l’université La Trobe, en Australie. Il a précédemment dirigé l’édition du Routledge Handbook of Language Revitalization et a publié des articles académiques dans des revues telles que Annual Review of Anthropology, State Crime Journal, The Political Quarterly, entre autres. Vous pouvez également lire ses textes dans The Nation, Jacobin, ROAR Magazine et ailleurs.